Que reste-t-il de Carmen si on oublie l’Espagne, les frous-frous et les taureaux ? Une partition puissante. Un propos sur l’amour et la violence. Le portrait d’un homme incapable de se contenir et celui d’une femme sacrifiée à la bêtise et à l’irrationalité. Ces questions peuvent être traitées de deux manières dans une mise en scène : une approche esthétisante, c’est-à-dire une mise en scène au premier degré qui, en réalité, ne traite rien du tout – ce que reste une mise en scène qui prétendrait s’approprier l’œuvre en la transposant ailleurs ou aujourd’hui – et une approche confrontante – c’est-à-dire l’appropriation du livret pour le mettre à l’épreuve des réels enjeux qu’il porte. Manière de tester la pertinence de l’opéra le plus joué du répertoire. Rien que ça.
Dmitri Tcherniakov est bien sûr intellectuellement trop ambitieux pour se contenter d’une simple esthétisation de l’intrigue : Don José a tué Carmen et il faut comprendre pourquoi. Ou tenter, du moins. Et pour comprendre et expliquer un objet, il faut s’en détacher et le regarder de l’extérieur ; il ne faut pas mettre en scène Carmen, mais proposer une mise en scène sur Carmen.
Dans un vaste hall art déco, un couple d’apparence bourgeoise, sans doute la petite cinquantaine, consulte. Monsieur n’a plus de désir, madame s’ennuie. Il faut réactiver tout cela (le parallèle avec la proposition du metteur en scène dans son Così fan tutte frappe évidemment) et c’est un jeu qui sauvera la mise : monsieur va jouer à Don José et tous joueront à Carmen. D’emblée la proposition est radicale : la survie du couple bourgeois hétérosexuel suppose de réactiver la part de violence – ce que d’aucuns appellent passion – de monsieur, quitte à mettre à mort madame (la fin de l’histoire qu’ils proposent de jouer est en effet déjà connue). Quand le jeu s’arrête et que le thérapeute constate « un net progrès », c’est toujours à la suite d’un excès de violence de Don José. Comme si celui-ci réintégrait peu-à-peu une norme – ce qui est attendu de lui –, norme qui passe par l’affirmation d’une puissance virile et nocive et qui, cette fois-ci mais cette fois-ci seulement, causera sa perte car le jeu tourne mal.
La proposition est stimulante, originale et jamais pathétique (on y décèle même une part d’humour). La modification des textes parlés fonctionne et, alors qu’on aurait pu craindre un essoufflement du rythme dû aux changements de situation (dans le jeu ou hors du jeu), l’aller-retour entre fiction et réalité confère une vraie unité dramatique à une œuvre qui, parfois, paraît ne plus être qu’une succession de tubes.
À la tête de l’orchestre symphonique et des chœurs de la Monnaie, Nathalie Stutzmann adopte une lecture dramatique de la partition et pose des choix que l’on n’avait encore jamais entendus : dans l’ouverture, tous les timbres sont mis sur le même plan d’intensité sonore, ce qui apporte une tension extrême – à l’instar du propos sur scène. Dans la suite, l’approche restera toujours tendue sans toutefois sacrifier le mouvement propre à la partition. Malgré quelques décalages qui doivent encore être réglés (première oblige), les chœurs offrent un son uniforme et une belle dynamique dont les ressorts manquent toutefois de subtilité (l’accentuation des consonnes apporte un réel rythme mais frôle la caricature, tandis que certains crescendos donnent un relief appréciable mais semblent franchement exagérés).
© Bernd Uhlig
Eve-Maud Hubeaux parvient à concilier les antagonismes que la mise en scène exige : elle est davantage une actrice jouant Carmen que, réellement, Carmen. Ce décalage dramaturgique ne sacrifie jamais la musicalité qui s’exprime notamment par un sens du phrasé et un rubato affirmé mais toujours maîtrisé dans la habanera, par exemple. Le timbre est rond et la voix puissante, ce qui passe par un placement de la voix très (et peut-être, d’ailleurs, trop) nasal. Malgré des changements de registre (poitrine, masque, tête) perceptibles, l’ensemble est cohérent et – c’est le principal – percutant.
Le Don José de Michael Fabiano n’est pas loin de l’idéal. Le son est ample, les (rares) aigus de la partition contenus mais soignés. On est loin, et c’est heureux, du personnage passablement primaire et trop sûr de lui que l’on sert trop souvent. Ici, l’interprétation est ancrée dans la fragilité du personnage, ce qui n’empêche ni le plaisir vocal, ni la fougue – bien au contraire.
Anne-Catherine Gillet connaît le personnage de Micaëla par cœur et, pourtant, parvient à le réinventer. La « fausse » Micaëla est la « vraie » épouse, celle qui a poussé son mari à participer au jeu-thérapie. Le placement de la voix très en avant, couplé à une clarté naturelle du timbre, résulte en une grande pureté vocale – même si on a déjà entendu plus d’éclats dans ses aigus.
Escamillo est davantage un vieux beau qu’un fringuant toréador. Le timbre dense et très sombre – à certains égards même, guttural – d’Edwin Crossley-Mercer convient parfaitement à ce parti pris. L’air du toréador n’a pas l’éclat qu’une mise en scène ordinaire réclamerait. Il sonne ici comme un avertissement déjà funeste – n’est-ce, au fond, pas la meilleure lecture de cet air : « prend garde, un œil noir te regarde » ? D’une manière générale, les choix de mise en scène transparaissent d’ailleurs toujours dans l’interprétation musicale, ce qui en dit énormément sur le travail et l’intelligence de chacun dans cette production.
Christian Helmer, Pierre Doyen, Louise Foor, Claire Péron, Guillaume Andrieux et Enguerrand de Hys complètent une distribution musicalement et dramatiquement particulièrement intéressante, tandis que Pierre Gramont, en administrateur de la « clinique », assume un rôle clé dans la cohérence de l’intrigue.