Pour fêter les cent cinquante ans de la mort de Bizet, donner L’Arlésienne dans une version scénique et le très rare Docteur Miracle ne manque pas d’intérêt, ni d’une forme d’audace qui convient bien à la nouvelle direction que le Châtelet entend donner à sa programmation. Malgré l’ubiquité enthousiaste de Pierre Lebon et le niveau des interprètes, tout ne prend pas dans le conte bricolé à partir de la pièce de Daudet en première partie tandis que, dans la deuxième pièce, l’efficacité comique de la farce est exploitée dans un délire démesuré – peut-être un peu trop. On retrouve ici le constat mitigé fait à Tours, à l’automne dernier, lors de la création du spectacle.
Commençons par saluer ce qui fait le grand point de fort de cette soirée : la scénographie et les costumes de Pierre Lebon et les lumières de Bertrand Killy. Le moulin poétique de L’Arlésienne recèle une foule de détails bien pensés et la structure en tréteaux du Docteur Miracle, maline et efficace, donne corps à cet opéra-comique cousu de fils blancs. Les lumières, quant à elle, permettent d’isoler des moments de suspension dans un ensemble sinon trop monolithique, notamment dans la scène des retrouvailles de Balthazar et de la mère Renaud dans L’Arlésienne et dans le délicieux quatuor de l’omelette du Docteur Miracle.
Monter L’Arlésienne est un défi qui ne peut qu’éveiller l’intérêt des mélomanes. La musique de scène de Bizet est connue de nos jours sous la forme de suites, mais il s’agissait ici de retrouver en partie la proposition scénique et la narration de Daudet. C’est là que les choses se gâtent : faute d’avoir repris le texte de la pièce de Daudet (qui exigerait de gros moyens), on s’en tient à une version contée réécrite par Hervé Lacombe, éminent spécialiste de Bizet, où tout repose sur un récitant central, à la manière d’une « réduction d’orchestre » dit poétiquement Pierre Lebon. On en arrive toutefois à un entre-deux qui ne fonctionne pas vraiment. Tantôt le berger Balthazar conte seul en scène, tantôt il décrit des scènes que les autres personnages interprètent en pantomime ou en dansant, tantôt encore il cède la parole à l’Innocent et à Rose pour quelques mots. Malgré son engagement en berger, Eddie Chignara ne parvient pas à surmonter les obstacles de la monotonie formelle du spectacle obtenu. C’est dommage, car dans les scènes où il raconte sa propre histoire, le dispositif prend soudainement vie : ainsi, la scène des retrouvailles avec la mère Renaud fonctionne à merveille. Le mélodrame introspectif se marie magnifiquement avec la musique et Eddie Chignara retrouve une simplicité bienvenue (car il semble parfois, pour combler le vide scénique de la proposition, forcer un peu ses effets en piochant dans les recettes de cours de théâtre, allant jusqu’à affecter aléatoirement un accent provençal outrancier). Le chœur est lui aussi réduit jusqu’à l’épure : quatre chanteurs au lieu des vingt-quatre prévus par Bizet. Sa présence anecdotique apporte toutefois un contrepoint bienvenu au monologue du récitant.
L’orchestre de chambre de Paris, sous la baguette de Sora Elisabeth Lee, nous semble manquer un peu de lyrisme, au moins au début de cette Arlésienne. Les ponctuations rythmiques sont parfois plus fortes que le thème et les danses paraissent manquer d’ampleur ; il y a comme une réticence à assumer pleinement le romantisme parfois mélodramatique de cette musique qui a souvent les accents véristes que lui dicte son sujet.
Pour Le Docteur Miracle, la proposition de Pierre Lebon déborde d’inventivité, d’énergie et de gags dans l’esprit le plus parfaitement farcesque. Oserait-on dire qu’on trouve parfois qu’il y en a un peu trop ? Il n’est pas une seule croche piquée qui ne soit accompagnée d’une gifle, d’une trappe qui claque ou d’une chute, chaque occasion est saisie pour gémir, hurler, se tabasser ou laisser libre cours à ses élans érotiques et presque tous les morceaux musicaux donnent lieu à une chorégraphie malicieusement exécutée – si bien qu’on ne sait parfois plus où donner de la tête. L’excès d’enthousiasme n’étant malheureusement pas une maladie commune de nos jours, on préférera passer sur ces quelques réserves, pour saluer l’engagement complet des artistes qui font sans conteste le bonheur des spectateurs. Même à la sortie, l’ouvreuse vous distribue tout sourire un petit prospectus du Docteur Miracle, qui ressemble aux cartes de magiciens et marabouts qu’on distribuait naguère dans les gares parisiennes.
Le quatuor vocal assume avec bonheur la proposition délirante du metteur en scène, à commencer par Marc Mauillon en Silvio, militaire déterminé à obtenir la main de son amoureuse. En plus de prêter au rôle sa voix sonore au timbre reconnaissable, qui prend ici tout naturellement des inflexions d’opérette, il sautille sur les trois niveaux du plateau, en passant de costume en costume. En Véronique, Héloïse Mas est l’autre grande gagnante de la soirée : elle dispose d’une voix ample, aux graves naturels très profonds, parfois un peu appuyés pour jouer à la matrone, et d’une présence scénique sans faille, qui lui permet de jouer sur toute la gamme de son rôle de veuve croqueuse d’homme. Son talent comique justifie qu’on ait importé dans la partition un air d’Hervé, « ça n’est pas visible à l’œil nu ». Dima Bawab affiche un charmant soprano léger, plutôt agile, mais qui manque d’ampleur pour la salle du Châtelet. Thomas Dolié, enfin, est irréprochable en père de famille corrigé qui traîne tant bien que mal sa fausse bedaine, tout en grossissant sa voix de baryton léger pour sembler plus impressionnant.
Pierre Lebon se taille aussi un rôle dans Le Docteur Miracle, d’abord en proposant un monologue introductif de son cru, où il se fait Monsieur Loyal voire clown, ensuite en serviteur qui accompagne les chorégraphies, puis en assistant du docteur.
Pour terminer, signalons que le théâtre du Châtelet inaugurait avec ce spectacle son dispositif « Opéra pour tous », qui vise à démocratiser le genre lyrique en proposant des places dès 5€ et ne dépassant pas 50€. Une initiative qu’on ne peut que saluer à Forumopéra !