Chassez le naturel, il revient au galop, porté d’abord par Le Roi des Aulnes, dont Waltraud Meier donne pour son troisième bis une interprétation haletante et poignante, puis avec Schmerzen, quatrième bis, extrait des Wesendonck Lieder, qui prouve, si c’était encore nécessaire, à quel point nous sommes en présence d’une interprète exceptionnelle de Wagner. Waltraud peut-elle faire oublier, le temps d’un récital, Kundry, Isolde ou Waltraute, qu’on vient de revoir sur grand écran grâce à la diffusion par Pathé Live du Crépuscule des Dieux donné au Metropolitan Opera ?
Un instant sans doute, si l’on en croit la manière dont, toute de retenue, dans une robe élégante et un rôle de composition, elle interprète sans jeux de scène une série de lieder de Schubert et le cycle L’Amour et la vie d’une femme de Schumann. L’exécution est parfaite ; parfait le respect du texte et de la mesure, sans toutefois dégager de véritable passion, malgré l’indéniable sens dramatique qui guide l’interprétation de Der Zwerg. Le piano souvent plus que discret de Joseph Breinl, dont on admire la technique impeccable entièrement au service de la voix, met en valeur les inflexions et les nuances, faisant ressortir la précision des attaques et la clarté de l’aigu de Waltraud Meier. Bien enlevée mais peut-être trop bien élevée, l’interprétation de ces lieder par la grande cantatrice wagnérienne donne le sentiment – à l’exemple de Die junge Nonne – qu’elle pourrait être plus impétueuse. Ce sont ici le phrasé, le legato et l’homogénéité de la voix qui priment.
Mais rapidement le naturel reprend le dessus, et la seconde partie offre une véritable métamorphose, où la voix et la gestuelle semblent libérées, comme si Waltraud Meier était beaucoup plus dans son élément en présence des lieder de Mahler (Des Knaben Wunderhorn, Rückert-Lieder). La voix résonne plus intensément, le volume s’élève, les passions enflent, l’humour affleure (notamment dans le prêche de Saint Antoine de Padoue aux poissons). Qui ne pourrait, à la fin de ce récital, « aimer pour l’amour », comme nous y invite le dernier lied (Liebst du um Schönheit) – qui ne pourrait « aimer pour toujours » ?
Chaleureusement applaudie, Waltraud Meier revient à quatre reprises pour offrir au public enamouré des bis qui ménagent une progression captivante : le lied de Mozart sur un texte de Gabriela von Baumberg, Als Luise die Briefe ihres ungetreuen Liebhabers verbrannte, tranche par son caractère primesautier avec la tonalité de fin du programme, la voix gagne encore en volume avec le magnifique Von ewiger Liebe de Brahms. Dans Erlkönig, Waltraud Meier se démultiplie pour incarner, vocalement et physiquement (par la gestuelle et les mimiques) tous les personnages : alors, nous sommes tous des enfants suspendus, cœur battant, aux lèvres de la conteuse, effrayés par les tonalités maléfiques du Roi des Aulnes, dans lesquelles rôde comme l’esprit de Kundry. L’émotion est à son comble lorsque, contre toute attente, sur les deux derniers mots énonçant la mort de l’enfant (« …war tot »), Waltraud Meier renonce à tout rallentendo (auquel Dietrich Fischer-Dieskau par exemple nous avait habitués) et coupe court à toute effusion par une pirouette moqueuse qui crée une distanciation immédiate.
Mais c’est dans le dernier bis – Wagner évidemment – que se révèlent pleinement le volume, l’intensité, la passion, les diaprures de la voix, comme si tout le récital avait été orienté en fonction de ce chant ultime, annonçant peut-être un prochain concert entièrement dévolu au compositeur de Parsifal. C’est du moins ce dont on se prend à rêver après avoir admiré l’art consommé d’une cantatrice qui transcende les genres et les catégories.