Cette année le Met crée l’événement en ouvrant sa saison avec, pour la première fois à l’affiche, un opéra composé par un musicien afro-américain dont la dernière représentation a fait l’objet d’une retransmission dans les cinémas du monde entier. Terence Blanchard, fameux trompettiste de Jazz et auteur de musiques de films – ceux de Spike Lee notamment – a écrit une partition flamboyante, parcourue par diverses influences, en premier lieu le jazz – certains monologues sonnent comme une réplique jazzy de l’aria à l’italienne – mais aussi le blues, principalement dans la scène qui se situe dans un bar, le gospel qu’évoquent les interventions des chœurs lors de la scène du baptême, et enfin le lyrique avec de nombreuses pages post-véristes, le plus souvent lors des passages dramatiques. Aux instruments traditionnels de l’orchestre s’ajoutent pour la circonstance un piano, une guitare et une batterie. Le livret de Kasi Lemmons s’inspire du roman autobiographique de Charles M. Blow dont le titre est tiré d’un verset du livre de Jérémie « Il y a dans mon cœur comme un feu dévorant qui est renfermé dans mes os », et raconte, sous forme de flashback, le parcours initiatique d’un enfant abusé sexuellement par son cousin dans l’Amérique des années 70 à 90. Au lever du rideau, Charles adulte, se trouve sur une route, un revolver à la main et se remémore son passé, son enfance pauvre au milieu de parents qui se déchirent, l’usine de poulets où travaille sa mère qui finit par jeter dehors son époux infidèle, le déménagement de sa famille chez son oncle, les agressions répétées de son cousin, puis son baptême dans une église, son départ pour l’université et les diverses péripéties qui s’en suivent, en particulier son idylle éphémère avec Greta et enfin sa décision de rentrer chez lui pour abattre son cousin afin de se libérer d’un poids qui l’obsède depuis toujours. Au dernier tableau, nous le retrouvons sur la route du début, à la croisée des chemins de sa destinée avec cette interrogation : doit-il se faire justice ou tourner définitivement la page ?
Comme un feu dévorant renfermé dans mes os © Ken Howard / Met Opera
Sur ce livret aux multiples rebondissements, James Robinson et Camille A. Brown ont réalisé une production luxuriante, à l’image de la musique, avec de nombreux changements de tableaux à vue et de somptueux décors, souvent très colorés, qui évoquent avec bonheur la Louisiane des seventies où débute l’intrigue. Ainsi nous voyons défiler pêle-mêle, la maison en bois de Charles enfant, une usine de poulets, un salle puis un dortoir à l’université, un terrain de basket, l’intérieur d’une église, un bar où l’on festoie, un paysage nocturne pour le duo d’amour entre Charles et Greta, une chambre à coucher etc… et bien sûr la route où Charles doit décider de son avenir. La mise en scène rigoureuse et précise éclaire les relations entre les divers protagonistes, notamment les scènes émouvantes où Charles croise son double enfant et chante avec lui, de même qu’elle créé un climat poétique lors des apparitions des deux personnages allégoriques incarnés par Angel Blue. Les mouvements de foules sont réglés au cordeau tout comme la chorégraphie de Camille A. Brown, à commencer par le surprenant ballet rêvé par Charles adolescent à l’acte deux dans lequel des danseurs à-demi nus tournent autour de son lit ou le step dance endiablé au début de l’acte trois.
Comme un feu dévorant renfermé dans mes os © Ken Howard / Met Opera
(Signalons au passage l’étonnante pudibonderie du traducteur qui remplace dans les surtitres les mots vulgaires par des étoiles comme dans les années 50, ce qui donne « Ce *** de jeu de ***. » ou « Vire ton *** de la route. »)
La distribution, exemplaire, est proche de l’excellence ; à défaut de mentionner les vingt-neuf solistes qui ont participé à ce spectacle grandiose, citons les prestations convaincantes de Chris Kenney dans le rôle ingrat du cousin violeur ainsi que celle du ténor Chauncey Packer en mari volage, les interventions pleines de gravité de Ryan Speedo Green dont le timbre de bronze nous avait déjà séduit dans le rôle de Varlaam lors de la retransmission de Boris, la superbe incarnation du Pasteur par Donovan Sigletary, en particulier dans son air déclamé avec solennité lors de la scène du baptême, les somptueuses interventions de Latonia Moore dont la voix chaude aux intonations jazzy fait merveille dans le rôle de Billie, la mère de Charles, qu’elle incarne avec une autorité mêlée de compassion et la triple prise de rôle d’Angel Blue qui chante avec un égal bonheur et une voix ronde et riche en harmoniques, les personnages allégoriques de la Destinée et de la Solitude ainsi que celui de Greta, l’amoureuse éphémère et touchante de Charles. Saluons également la formidable prestation du jeune Walter Russel III dans le rôle de Charles enfant, son jeu tout à fait convaincant et son timbre attendrissant ont été chaleureusement applaudis. Quant au rôle écrasant de Charles adulte, il est magistralement interprété par Will Liverman qui en souligne avec subtilité les différents affects, la tristesse et l’humiliation, le désespoir et la révolte, l’amour et la colère, puis la résignation, servi par une voix de baryton claire et puissante et un timbre homogène, non dépourvu de séduction.
Comme un feu dévorant renfermé dans mes os © Ken Howard / Met Opera
Yannick Nézet-Séguin dirige avec énergie et un sens aigu du théâtre cette partition dont il traduit à merveille les multiples couleurs et les différentes facettes, ce qui lui vaut une large ovation au salut final, qu’il partage avec le compositeur.
Le samedi 4 décembre, le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live, Eurydice, un opéra de Matthiew Aucoin (né en 1990) en coproduction avec l’Opéra de Los Angeles où l’ouvrage a été créé en 2020.