Suscitant de nombreuses interrogations concernant son genre, Porgy and Bess répond à la volonté de Georges Gershwin de s’illustrer dans un domaine qu’il considèrait comme sérieux, l’opéra. Si cette histoire d’amour rendue impossible par l’alcool et la drogue ne séduisit pas dans un premier temps, l’œuvre, grâce à une version plus concise, a pris depuis son envol et appartient désormais au répertoire. Après le Royaume-Uni et l’Allemagne, la jeune compagnie du Cape Town Opera pose ses valises à Bordeaux pour une série de représentations exceptionnelles car digne de tous les éloges.
De la Caroline du Sud aux townships sud-africains, il n’y a qu’un pas. « La pauvreté, le racisme, les différences de classe et le déplacement des populations sont des questions universelles…. Nous sommes confrontés quotidiennement à ces déséquilibres sociaux » dit le metteur en scène Christine Crouse qui fait le choix pertinent d’une transposition de l’œuvre à la fois géographique et temporelle. Elle précise : « Je fus frappée par certains parallèles entre la vie à Catfish Row et la société urbaine en Afrique du Sud ». Le décor conçu par Michael Mitchell s’inspire ainsi de photographies de zones urbaines d’Afrique du Sud réservées aux communautés noires durant l’apartheid, photographies réalisées par Jürgen Schadeber ou James Barnor. Le quartier de Catfish Row devient un immeuble insalubre des townships composé d’un bâtiment en pierre fissuré, maintenu par quelques échafaudages. Des abris grossiers faits de taule et de bois complètent le décor. Sur le grillage qui délimite leur espace, sont accrochés de grandes affiches évoquant culture et préoccupations sociétales de la communauté noire caractéristiques de ces quartiers pauvres. Les lumières subtiles de Kobus Rossouw mettent en évidence les couleurs vives de ce pays tout comme la noirceur des tempêtes qui peuvent sévir. Par un système de rotation habile, les scènes intérieures et extérieures s’enchaînent rapidement sans entraver l’énergie du spectacle. Une énergie que l’on doit aussi en grande partie aux chanteurs du Cape Town Opera dont certains, comme le souligne Christine Crouse : « vivent toujours dans des townships ». Nombreux, les artistes s’illustrent individuellement tout en préservant l’ambiance communautaire de l’œuvre. Une réussite due à une direction d’acteur fluide et précise ainsi qu’aux chorégraphies de Sbo Ndaba.
Dotée d’une voix pure et sonore, Carolina Mobida campe une émouvante Clara. Son interprétation toute en finesse de « Summertime » représente un beau moment de poésie lyrique. La bonhomie d’Owen Metsileng souligne à propos les traits optimistes et insouciants de Jack. Miranda Tini en Maria remplit son rôle de personnage comique tant par la gouaille que par le jeu. Tel un serpent qui distille furtivement son venin, Tshepo Moagi en Sportin’Life remplit son office. La chanteuse Tina Menne (Serena) surprend par d’imposants moyens vocaux qui expriment aussi bien son violent chagrin de veuve « My man’s gone now » que l’espoir durant la prière de guérison « Oh doctor Jesus! ». Des graves aux aiguës, la voix ronde et généreuse se déploie sans effort. Mandla Mndebele n’interprète pas mais incarne Crown, tant il y met de conviction. La maîtrise du chant s’accompagne d’un corps d’athlète aux muscles saillants. Dépassant d’une tête le reste de la troupe, il adopte la démarche d’un voyou : tête droite, dos courbé, le bassin poussé vers l’avant. Tiraillée au point qu’elle ne s’appartient pas vraiment, Bess trouve en Philisa Sibeko une interprète de premier choix. Tantôt femme fatale, tantôt vertueuse, le personnage traverse des hésitations et revirements incessants que la belle voix de la chanteuse, aux accents grivois ou angéliques, reflète avec justesse. Le duo qu’elle forme avec Lindile Kenneth Kula en Porgy fonctionne à merveille. Son chant intelligent nuance sans excès et avec pudeur les airs de joies, de tristesse, ou encore d’amour qui lui sont dévolus.
Tim Murray dirige un Orchestre National de Bordeaux particulièrement en forme. Energique, précis dans les moindres détails, sa direction fait ressortir les différents styles qui se côtoient dans la partition (jazz, blues, gospel) tout en mettant en relief la dimension théâtrale de l’opéra.