Autant certains spectacles peuvent s’appréhender d’un seul coup d’œil – et d’oreille –, autant d’autres exigeraient d’être vus – et entendus – plusieurs fois si l’on voulait en saisir toutes les richesses. Die Frau ohne Schatten, Frosch pour les intimes, est un opéra complexe, voire touffu, partition et livrets confondus. L’ambition de Richard Strauss semble ne pas avoir eu de limites lorsqu’il s’est agi de mettre en musique le conte de Hugo von Hofmannsthal. Tout est excès dans ce drame – trop – symbolique. En dompter les forces tant vocales qu’orchestrales représente un défi que Kirill Petrenko, le nouveau directeur musical du Bayerische Staastoper, n’a pas hésité à relever. On le comprend. Pouvait-il rêver meilleure introduction à son mandat que cet ouvrage dont l’orchestration exige de la part du chef une maitrise absolue de son art. La réputation élogieuse qui accompagne Kirill Petrenko, confirmée par un Ring à Bayreuth l’été dernier mené de main de – grand – maître, ne laissait pas de doute sur la qualité de sa direction. Le résultat dépasse les espérances. A quoi mesurer un tel niveau d’accomplissement ? A la précision du geste, à l’éloquence dramatique, à l’abondance de détails soudain révélés au sein d’une partition pourtant familière, à la primauté laissée aux voix malgré une matière foisonnante, et au-delà à la transparence obtenue dans un ouvrage qui, compte tenu des moyens déployés et de la variété de ses influences, pourrait vite devenir confus. La Femme sans ombre que Petrenko propose, assisté d’un orchestre et de chœurs dont les mérites ne sont plus à vanter, n’est pas un goulasch indigeste mais bien ce « dernier opéra romantique » voulu par Richard Strauss, conjuguant chair et esprit, magie et réalité dans un entrelacs raffiné de sons.
Il faut au moins chacun de ces prérequis pour que les voix viennent à bout d’une écriture que l’on taxerait de sadique, si elle ne procurait, à l’écoute, des sensations uniques. Il faut aussi que les chanteurs soient capables de résister au traitement qu’on leur fait subir. Tous ici possèdent cet ambitus surhumain et l’endurance nécessaire pour atteindre indemnes l’extase du quatuor final. Tous sont connus, à l’exception d’ Elena Pankratova dont La Teinturière inexpugnable est une révélation, et tous se présentent sous leur meilleur jour : Deborah Polaski, Nourrice à la présence magnétique qui réussit sa reconversion en mezzo-soprano après avoir interprété un peu partout dans le monde la plupart des grands rôles de soprano dramatique ; Johan Botha, Empereur triomphant des tensions qu’un Richard Strauss, toujours peu indulgent pour les ténors, a accumulé à son intention ; Wolfgang Koch, dont le Barak, pétri d’humanité, s’inscrit dans la continuité du Wotan racé qu’il était cet été à Bayreuth ; Adrianne Pieczonka, Impératrice aux écarts de registre vertigineux dans un 3e acte mémorable. Tous surtout, à l’exception peut-être de Johan Botha moins favorisé par le livret, réussissent l’exploit de dépasser la seule performance vocale pour investir théâtralement leur personnage.
C’est là qu’intervient le travail de Krzysztof Warlikowski, dont on sait, au-delà du goût pour la provocation (voir son interview), l’extraordinaire sens dramatique. Faut-il, comme certains, regretter que sa vision de La Femme sans ombre ne soit pas davantage subversive ? Non. Assagie ou pas, seule importe la force de la narration en adéquation avec le texte et la musique : la justesse des attitudes, l’utilisation tant spectaculaire qu’opportune de la vidéo, le respect de l’intrigue. Seul surprend – et c’est une bonne surprise – l’esthétisme des images ponctuées de quelques tics de langage : l’eau, la vieillesse, le cinéma… Raconter le dispositif scénique est ensuite mission impossible tant il se passe de choses sur scène. Les deux époux étendus chacun de leur côté sur le lit, le tsunami qui submerge le plateau à la fin du deuxième acte, l’internement de la Nourrice, les ombres des enfants projetés sur le mur ne sont que bribes magnifiques d’un discours dont la cohérence l’emporte sur l’anecdote. Rien n’est gratuit mais le jaillissement d’idées est tel qu’une représentation seule ne suffit pas à capter l’ensemble des intentions. Les caméras de BelAir Media filmaient cette Frosch, retransmise simultanément sur Mezzo et en streaming sur le site du Bayerische Staatsoper. Souhaitons qu’un DVD nous offre prochainement la possibilité d’en renouveler la formidable expérience.