Au troisième acte de Roméo et Juliette de Gounod, c’est un personnage secondaire, Stéphano, qui met le feu aux poudres. Sa chanson « Que fais-tu, blanche tourterelle ? », déclenche la bagarre entre Mercutio et Tybalt — point de départ d’un effet domino qui mènera au bannissement de Roméo. On s’interroge sur la raison qui a conduit Gounod à confier un numéro à part entière à un second rôle. Est-ce la fonction de catalyseur que joue cette chanson dans l’enchaînement dramatique ? Peut-être. Autre hypothèse : la personnalité de la créatrice de Stéphano, Marie-Joséphine Daram, soprano toulousaine (1845-1926), engagée à l’âge de 20 ans au Théâtre Lyrique. Elle y chantera Chérubin, Adalgisa, Zerline, avant de participer à la création de Roméo et Juliette, en 1867. On suppose qu’une artiste de cette envergure méritait mieux qu’une poignée de répliques, d’où ce numéro à son intention.
A Dresde, dans une nouvelle production de l’opéra de Gounod, c’est Valérie Eickoff qui interprète le rôle de Stephano. Cette jeune mezzo-soprano allemande, déjà récompensée par plusieurs prix, est membre de la troupe du Semperoper depuis 2024. L’aisance crâne avec laquelle elle interprète la chanson, son agilité, sa facilité à ornementer, la clarté et la brillance de son timbre, une prononciation convenable du texte captent l’attention. Sa présence, la manière dont le page de Roméo est habilement dessiné dans son espièglerie – et sa fatale inconséquence – en font un nom à suivre, assurément.
© Semperoper Dresden / Sebastien Hoppe
Si l’on s’attarde ainsi sur un rôle somme toute anecdotique, c’est parce qu’il s’agit du seul élément de la production qui ait trouvé grâce à nos yeux et à nos oreilles. Aucun des autres chanteurs, tous non francophones, n’a répondu à nos attentes – il est vrai plus exigeantes chez un auditeur français. Bien que la plupart des mots – voire la totalité pour certains – soit incompréhensible, il ne s’agit pas tant de diction que de style. Attaques imprécises, sons forcés, absence de demi-teintes, de phrasé, de couleurs, de modulations, d’intentions… D’un extrême à l’autre du paysage vocal, le soleil appelé de ses vœux par Roméo ne se lève pas. Était-il si difficile de trouver des interprètes mieux en phase avec les exigences de ce répertoire ?
D’une lenteur et d’une pesanteur lénifiante, la direction d’orchestre ne fait pas preuve de plus de pertinence stylistique. Fête, scènes intimes, moments de tension dramatique reçoivent un traitement identique, privés de respiration comme d’élan. Ni clarté, ni transparence – deux qualités essentielles à la musique française – mais une matière compacte à laquelle fait défaut le lyrisme délicat qu’exige la partition. Ceux qui à l’époque de la création dénonçaient les tendances wagnériennes de Gounod auraient trouvé dans cette interprétation de nouveaux arguments pour étayer leurs critiques.
Que la tragédie des amants de Vérone soit universelle et intemporelle, nul n’en doute. La mise en scène l’assène. Le drame se dissout dans un décor grisâtre – deux pans de murs pivotants percés d’arceaux qui portent préjudice à la projection des voix lorsqu’il sont trop ouverts. Les costumes véhiculent la morosité des vêtements d’aujourd’hui : jean, tee-shirt et robe trop courte. A défaut d’idées, la projection en lettres capitales de phrases en anglais censément instructives – WHERE CIVIL BLOOD MAKES CIVIL HANDS UNCLEAN, à titre d’exemple – et l’utilisation de la vidéo durant le sommeil de Juliette, sans valeur théâtrale ajoutée, se veulent gages de modernité – et ils le sont dans ce que cette prétendue modernité a de plus vain.
A la Bastille il y a deux saisons, Juliette et Roméo avaient été sans raison abusivement spoliés de leur ultime réplique. A Dresde au moins, les deux amants meurent en chantant « Pardonnez-nous ! ». Maigre consolation.