Après deux représentations annulées en raison d’un « mouvement de grève national », la première de cette reprise d’Ariodante a finalement eu lieu aujourd’hui au Palais Garnier. Créée ici même en 2023, la mise en scène de Robert Carsen séduit toujours par la limpidité de sa scénographie et l’élégance de son esthétique. Le metteur en scène abandonne ainsi l’Écosse médiévale du livret pour inscrire le drame au cœur de la monarchie britannique contemporaine, dans l’écrin très symbolique de Balmoral. Les décors de Luis F. Carvalho déploient un vaste intérieur de château aux murs tapissés de vert, parcourus de motifs tartan, offrant des transitions d’une grande fluidité. Aux costumes modernes s’ajoutent une touche écossaise intemporelle (kilts) et des clins d’œil à la famille royale. Les paparazzi sont omniprésents : là où le livret mentionne des lettres, Carsen choisit par exemple la presse à scandale. De cette idée naît un fil rouge : la chasse, activité emblématique de Balmoral, devient une métaphore récurrente. Ariodante et Ginevra sont à leur tour transformés en proies, traqués par Polinesso autant que par les photographes, tandis que les cerfs qui ponctuent la scénographie – d’abord vivants, puis figés, empaillés dans le hall du château – en rappellent la fatalité avec cruauté. Comme pour son Alcina, donnée près d’une cinquantaine de fois à l’Opéra de Paris depuis 1998, cette mise en scène de Robert Carsen coproduite avec le Metropolitan Opera semble promise au rang de classique.
Le grand triomphateur de la soirée est toutefois Raphaël Pichon, qui faisait ce soir ses débuts à la fois à l’Opéra national de Paris et à la direction d’un opéra de Haendel. Là où les représentations d’il y a deux ans souffraient d’un manque cruel d’imagination et de fougue dans la fosse, on est ce soir totalement comblé par une énergie constante et un sens dramatique sans faille. Dès les premiers accords de l’Ouverture à la française, on est emporté par l’ample battue du chef, qui insuffle souffle et tension au drame : quelle incroyable fin de deuxième acte ! Raphaël Pichon ne néglige pas pour autant le belcanto handélien, qu’il conduit avec une exigence implacable : nulle faute de goût ce soir dans les da capo ou dans les cadences (conduites sur le souffle) ou de note tenue intempestive à la fin des arias. Pour autant, le chef français obtient le meilleur de chacun des chanteurs, les prises de risques étant multiples et toujours réussies. L’Ensemble Pygmalion, fort d’une quarantaine de musiciens et emmené par des cordes à toute épreuve, offre un son dense et charnu. Il faut par ailleurs admirer la palette sonore proposée : délicats traverso qui donnent ci et là une touche de mélancolie aux siciliennes, continuo vibrant et imaginatif, ou encore viole de gambe pour colorer certains récitatifs accompagnés.
La distribution réunie ce soir est tout simplement éblouissante. Cecilia Molinari s’empare du rôle-titre avec un aplomb et une aisance admirables. La voix, riche et superbement projetée du grave à l’aigu, se déploie dans des vocalises étincelantes (ébouriffants « Con l’ali di costanza » et « Dopo notte »). Dans « Scherza infida », porté par une direction musicale en état de grâce, la mezzo italienne bouleverse la salle, qui lui réserve un triomphe mérité aux saluts. Jacquelyn Stucker incarne une Ginevra profondément touchante, servie par un phrasé raffiné, d’une clarté et d’une tenue exemplaires. Dans « Mi palpita il cor », elle révèle une sensibilité fragile, émouvante par sa simplicité. Entre dramatisme incisif, aigus dardés et pianissimi délicats, la soprano trouve une justesse d’expression qui confère à Ginevra de superbes moments de vérité.
Christophe Dumaux, couronné cet été à Salzbourg en Giulio Cesare, s’impose une nouvelle fois en Polinesso. Avec une intensité noire et une aisance souveraine, sa voix souple et acérée déroule la ligne haendélienne. Chaque vocalise jaillit comme un trait incisif, tandis que les da capo finement ciselés soulignent la duplicité calculatrice du personnage. Sabine Devieilhe, tout aussi miraculeuse, explore toutes les facettes de Dalinda avec grâce et musicalité. Délicate dans « Apri le luci », éblouissante de virtuosité dans « Il primo ardor » (jusqu’au contre-fa), elle livre un « Neghittosi or voi che fate » d’une fougue décoiffante et avec un da capo fulgurant. Rupert Charlesworth incarne un Lurcanio à la ligne claire, au jeu d’acteur précis et vibrant et avec une agilité à toute épreuve. Enfin, Luca Tittoto campe un roi d’Écosse d’une belle autorité, dont la diction limpide et le phrasé noble imposent immédiatement la stature du personnage.