Après Toulouse, Madrid, Paris (TCE), Bordeaux, Versailles, Dijon et avant une dernière au Bozar de Bruxelles le 15 octobre 2025, l’Ensemble Jupiter pose ses valises dans le magnifique écrin de l’Opéra-Comédie de Montpellier pour proposer Theodora, oratorio crépusculaire d’un Haendel qu’on a rarement connu aussi inspiré. Oui, commençons par cela et redonnons à Theodora la place qu’il mérite, c’est-à-dire dans le Panthéon des plus belles œuvres du Caro Sasso. Une place qu’il n’a jamais occupée, la faute sans doute à une genèse compliquée de l’œuvre, une création qui fut un fiasco mémorable et qui emplit d’amertume son compositeur. L’œuvre ne s’étant jamais vraiment installée, on ne peut même pas dire qu’elle fut éclipsée ou oubliée. Il a fallu d’importants travaux de relecture en fin de XXe siècle (notamment William Christie à Glyndebourne en 1996) pour qu’on s’intéresse enfin vraiment à cette avant-dernière pièce dramatique de Haendel. On pourrait ajouter, pour expliquer la faible résonance de l’œuvre, un livret qui a mal vieilli, et qui narre le martyre de Theodora et Didyme, qui préfèrent s’unir dans la mort plutôt que d’abjurer (pour l’un), ou d’être livrée au déshonneur (pour l’autre).
En un mot, c’est une œuvre de justice qu’accomplit le luthiste Thomas Dunford à la tête des chœurs et de l’Ensemble Jupiter en proposant cet oratorio donné, on le comprend aisément, en version de concert, agrémentée d’une ébauche de mise en espace (entrées et sorties régulières des chanteurs au gré de leurs interventions).
On perçoit très vite la parfaite maîtrise dont font preuve les 23 musiciens, auxquels se joignent deux trompettistes et deux cornistes pour deux arias, ainsi que leur chef, qui dirige de son luth. Le jeu est fluide dans tous les pupitres, les enchaînements entre les numéros impeccables (ce qui au passage tue dans l’œuf toute velléité d’applaudissements en fin d’aria !). Grande maîtrise technique donc de la part des instrumentistes dans une partition où il faut souvent « tricoter »; les 14 choristes ne sont pas en reste malgré quelques attaques en léger décalage.
© OONM
Theodora vaut essentiellement par ses arias (même si la partie chorale est appréciable et même si Haendel lui-même considérait le chœur final du II « He saw the lovely youth » comme une composition supérieure à l’« Alleluia » du Messie, ce que l’on pourra contester), quasiment tous da capo. La distribution vocale de cette production rend bien le caractère intimiste de l’œuvre, sans grandes envolées lyriques et à peine plus dramatiques. On est dans la culture de l’intime, l’introspection, la recherche de la vérité pour soi et de la meilleure conduite à tenir. Le seul personnage qui ne se pose pas toutes ces questions est Valens, dont le rôle est relativement mince, mais sensible avec surtout cette aria d’entrée « Go my faithful soldier » où Haendel glisse rapidement quelques terribles intervalles, et notamment un saut dans les abymes de la clé de fa. Alex Rosen restera prudent ; il est un Valens intraitable, et intraitable jusqu’au bout. Il fait preuve d’autorité grâce à une basse sûre, bien projetée, voire lumineuse. Laurence Kilsby est Septimius ; tiraillé entre son sens du devoir envers Valens et l’admiration face à la conversion de Didymus, il propose un bien beau « Though the honours » ; le ténor est clair et bien posé, et tout en nuance. Hugh Cutting confirme qu’il est un des contre-ténors sur lequel il faut compter. Sa partition de Didymus est un modèle du genre. Son aisance, y compris dans les reprises périlleuses de ses arias da capo (« Sweet rose and lily »), qu’il orne à souhait, est remarquable. Non seulement les aigus sont brillants et nets mais ses quelques incursions dans le grave nous comblent également.
Lea Desandre est Theodora. Elle apparaît sur scène pieds nus, dans une longue robe blanche, prête et de suite résignée à souffrir son martyr. Au I, le « Fond, flattring world, adieu » ne lui permet pas de se libérer pleinement. Le médium est un peu raide, mais déjà les aigus sont filés, la respiration est ample. Au III un « When sunk in anguish and despair » de toute beauté met en évidence le timbre chatoyant que l’on connaît.
Mais ce soir, la révélation se nomme Avery Amereau qui a remplacé, dès le début de la tournée, Véronique Gens, initialement prévue pour tenir le rôle d’Irène. Présence magnétique, des graves qui promettent à cette voix de magnifiques incursions dans l’alto, elle se distingue par l’emprise qu’elle pose sur ce rôle. Il est frappant que la beauté de ses graves s’impose dès le premier récitatif « O bright example of all goodness », précédant le « Bane of virtue ». Beauté qui aura traversé et enchanté les trois heures de la représentation.