La représentation de l’allégorie du Temps nous vaut le plus souvent en vieillard barbu courbé par les ans, avec ses attributs traditionnels : la faux et le sablier. S’il ne s’est pas présenté à moi sous cette apparence, il m’aura rappelé que rien ne peut être fait sans son concours (1).
Œuvre hybride, d’un Haendel fraîchement arrivé à Rome, Il trionfo del Tempo e del Disinganno emprunte au langage opératique, mais épouse la forme d’un oratorio, au sujet allégorique et quelque peu profane. Le Saxon devait en effet s’adapter aux exigences pontificales qui avaient banni l’opéra. Tout d’abord donné en 1707, premier oratorio du jeune compositeur, l’ouvrage fut remanié à de multiples reprises pour être aussi le dernier de sa carrière, chanté sous son titre anglais (The Triumph of Time and Truth), à Londres en 1758.
Moralisateur sans autre référence religieuse que sa conclusion, édifiante, le livret du cardinal Benedetto Pamphili, neveu du pape, appelle quatre solistes, chacun en charge d’une allégorie. Le débat sera animé, auquel prendront part le Temps et la Désillusion, s’opposant au Plaisir, auquel la Beauté a juré fidélité. Celle-ci se ralliera aux arguments des premiers, renonçant à l’insouciance sensuelle, éphémère, pour le cloître. L’Opéra de Clermont-Ferrand a fait l’heureux choix d’écarter toute version scénique, l’ouvrage s’y prêtant mal (2). Pour ce faire ont été mobilisées les forces des Nouveaux Caractères, ensemble que dirige Sébastien d’Hérin. L’effectif est à la fois idéalement approprié à l’ouvrage comme à l’acoustique de la salle, où rien n’échappe à l’auditeur. Douze cordes, trois bois, jouant les deux parties de hautbois et de flûte à bec, un basson, un archiluth, le clavecin – que tient le chef – et un positif permettent de restituer l’oratorio avec ses couleurs, sa souplesse, sa dynamique, en un équilibre constant avec les voix. Les oppositions régulières du concertino au concerto ont-elles été mieux rendues ? La virtuosité des solistes instrumentistes éblouit, assortie d’un naturel impressionnant. Les basses et le continuo forcent l’admiration par la vie musicale qu’ils soutiennent. Que n’entend-on davantage cette formation, du plus haut niveau ! Toujours attentive aux solistes, chanteurs comme ceux du concertino, la direction, énergique, mais aussi caressante et subtile (tel allégement dans un da capo, par exemple), magnifie l’ouvrage.
Karine Deshayes (Piacere) et Caroline Mutel (Bellezza) © Yann Cabello
Caroline Mutel, soprano, chante Bellezza (la Beauté) avec conviction, servie par de solides moyens. Si la voix n’a pas toujours l’éclat attendu, elle trouve les accents les plus justes pour peindre l’évolution de ses sentiments, jusqu’au « Come nembo » final, éthéré, diaphane. Son duo avec Piacere « I pensieri », où les voix se marient idéalement, est exemplaire. Si, des quatre solistes, Bellezza est la plus sollicitée, nul doute que le seul nom de Karine Deshayes (qui chante Piacere, le Plaisir) a suffi à mobiliser une large part du nombreux public. Evidemment, le « Lascia la spina », attendu, ne manque pas d’émouvoir, l’eût-on écouté plus de cent fois, dans Rinaldo ou ici. L’émission, les phrasés nous bouleversent, servis par une voix fabuleuse, moirée, d’une richesse dynamique et de phrasés d’exception. D’un engagement total, notre mezzo chantait aussi (silencieusement) les parties de sa partenaire, et l’absolue similitude des phrasés et de l’articulation traduisait également cette entente idéale. Toutes ses interventions captivent. Nous découvrons Clint Van der Linde, (Disinganno – le Désenchantement) beau contre-ténor à la voix ample, longue, bien timbrée. Même si le bas medium est moins sonore que le reste de la tessiture, son chant expressif séduit, bien projeté. Nous n’avons pu l’entendre dans son premier air, mais ses deux autres soli de chacune des parties, son duo avec Mathias Vidal, et sa participation aux deux quatuors emportent l’adhésion. N’était ce je ne sais quoi d’italianité dans l’émission, notre valeureux ténor, se montre remarquable d’engagement et de vérité. Le « Folle, folle » avec les violons à l’unisson est un beau moment, comme le « E ben folle », pleinement investi, où les basses, d’une agilité rare participent à l’agitation. Toutes ses apparitions, seul, en duo ou en quatuor, sont un bonheur.
Mémorable matinée que celle-ci, due à la qualité de chacun comme à l’écrin acoustique qu’est la salle. De multiples rappels et un bis (le quatuor « Voglio Tempo ») répondent aux acclamations d’un public conquis, enthousiaste.
(1) Le train qui devait me permettre d’arriver bien avant que le rideau se lève a malencontreusement subi une avarie grave, occasionnant un retard de plus deux heures quarante. Prévenu, l’Opéra m’a obligeamment permis d’accéder discrètement à un siège qui m’était réservé. Le lecteur voudra bien me pardonner ce compte rendu tronqué, amputé des cinq premiers numéros de l’ouvrage. N’étant pas Bellezza, je ne rejoindrai pas un ordre monastique pour autant.
(2) Les expériences de Warlikowski (Aix, 2016) et de Ted Huffman (Montpellier, 2020), malgré leurs qualités, ne pouvaient donner vie à une intrigue dépourvue de ressorts dramatiques.