Les difficultés financières de l’Opéra de Montpellier ont pesé sur la première représentation de La Clemenza di Tito, dernier opéra de la programmation de Jean-Paul Scarpitta. A l’heure du lever de rideau, la Directrice Générale est apparue pour annoncer qu’à la suite de la décision d’un syndicat de manifester publiquement ses craintes et son désaccord quant aux mesures que les tutelles qui financent la maison pourraient décider, le spectacle commencerait avec une heure de retard. Il y a eu des réactions houleuses et des spectateurs ont choisi de s’en aller, mais la majorité a accepté l’offre de la direction d’un verre au foyer.
Est-ce l’effet de cette tension ? La direction de Julien Masmondet, marquée au premier acte d’une rapidité parfois périlleuse pour le plateau, nous a paru sèche, anguleuse, contrainte, jusqu’à l’entracte, pour respirer plus largement au deuxième acte, où l’orchestre – sans cor de basset – sonne nettement plus moelleux et délié. Le même phénomène a pour nous caractérisé l’interprétation de Brendan Tuohy (Tito), dont la voix n’a retrouvé la liberté et la plénitude que nous avions aimées dans son Idomeneo récent qu’au deuxième acte. En revanche Kangmin Justin Kim (Sesto –revoir son entretien de février dernier avec Bernard Schreuders) s’éclaircit très vite la voix et il en démontrera sans faiblir l’homogénéité, l’étendue étonnante et la souplesse, faisant preuve aussi d’une juste sensibilité dramatique, qualités qui lui vaudront un triomphe mérité aux saluts. Beau succès aussi, et justifié, pour Antoinette Dennefeld, Annio juvénile, dévoué et sympathique qui forme avec la gracieuse Servilia de Christina Gansch un couple aussi séduisant scéniquement que vocalement. Le Publio de David Bizic, qui a des allures de garde du corps, déçoit d’abord par une émission engorgée, avant de retrouver sa clarté au deuxième acte. Reste la Vitellia de Marie-Adeline Henry. De ce rôle extrême elle émet fort bien les graves, mais hélas dans le haut du registre on entend des stridences, les suraigus finissent en cri et de façon générale l’intelligibilité est loin d’être parfaite. Sans doute le rôle ne se réduit-il pas à quelques notes, mais l’ampleur vocale requise doit être entière jusque dans ses limites, pour exprimer pleinement la « monstruosité » du personnage, et ici le compte n’y est pas.
Pour susciter l’intérêt et stimuler la location un mini-tournage avait enregistré, la semaine dernière, une manifestation sur la Place de la Comédie : les choristes y portaient des pancartes pour afficher leur soutien à Tito. On la retrouve dans le spectacle, en invasion feinte au parterre et au balcon, avant que le chœur regroupé en scène au pied de la tribune joue l’unanimité des régimes totalitaires. Ces simulacres relèvent de la conception générale du spectacle, qui découle de celle du dramaturge Koen Bollen exposée sur huit pages dans le programme. Leur lecture éclaire les perplexités successives qui nous avaient assailli pendant la représentation. A aucun moment il ne s’interroge sur l’œuvre elle-même et sa portée lors de la création, pour éventuellement réfléchir à sa portée actuelle. Sur la base des sources historiques disponibles dont il ne remet pas en cause la fiabilité pourtant discutable il se met à imaginer les relations entre Tito et les autres personnages. La mise en scène de Jorinde Keesmaat s’en inspire probablement et – parce que Suétone rapporte que dans sa jeunesse Tito semble avoir eu une sexualité éclectique et qu’un vers (Ti ricorda il primo amore) se prête à telle interprétation sans que, d’ailleurs, elle soit exclusive – suggère que Sesto et lui ont été amants. Pourquoi pas ? Mais est-ce important ? Que Sesto ait été un enfant brimé, est-ce essentiel pour comprendre livret et partition ? Ne faudrait-il pas se demander ce que cette œuvre de circonstance peut encore nous dire aujourd’hui, s’interroger sur les échos des musiques maçonniques ? Mais ces questions doivent sembler bien oiseuses à qui a conçu la scène finale comme une supercherie et la prolonge d’une séquence filmée où la course de Tito et Sesto enfants se termine par la mort en direct d’un lapin tué en lui tordant le cou*, alors qu’on a pu voir que Sesto les aime au point de se consoler en peignant longuement les siens.
L’entreprise se voulait-elle dérision ? Elle est elle-même dérisoire tant cette lecture de l’œuvre semble relever de l’esprit d’escalier et accumule les clichés avec, il faut l’admettre, une rigoureuse cohérence. Puisque Sesto est un serin il sera vêtu de jaune, comme c’est un grand enfant il sera en culottes courtes et coiffé comme le garçon de la bande dessinée Les triplés, et il se laissera caresser et tripoter car il est la passivité même. Vitellia, puisque c’est une intrigante qui complote, est immanquablement une dominatrice en guêpière et cuissardes et Tito, faux débonnaire et vrai tyran dont la carrure et la barbe évoquent irrésistiblement le méchant de Popeye et aussi Luciano Pavarotti, fait du body building et casse son bureau quand il est mécontent. Evidemment ni Vitellia ni Tito ne sont sincères, le repentir de l’une comme la clémence de l’autre ne sont que des postures adoptées pour la gestion de leur image publique. Seuls Annio et Servilia échappent à la caricature, encore que le vert de leurs costumes ait probablement une signification qui nous a échappé.
Même le décor laisse interdit : si la division de l’espace scénique en trois zones, centrale pour Tito, latérales pour Vitellia et Sesto, est pertinente, suggère leur proximité personnelle et facilite les allées et venues, leur lisibilité n’est pas évidente et les cages (?) descendues des cintres ne l’augmentent pas. Quant à la chute des monuments incendiés, on se rendra compte la fumée dissipée que les fragments en sont des ours en peluche. Certains spectateurs sont partis à l’entracte. Peut-on leur donner tort ? L’équipe de production avait un large sourire sous les huées qui l’ont accueillie, vite relayées, on ne peut le nier, par des applaudissements nourris. Alors, désaccord des Anciens et des Modernes ? Ou refus, chez les mieux informés, d’une réalisation trop narcissique pour se soumettre humblement à l’œuvre et en transmettre le message sans le dévoyer ? Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour ne pas reconnaître le talent et le travail des artisans de cette production. Dommage qu’ils ne les aient pas mis au service de l’œuvre telle que l’ont conçue ses créateurs. Où il est question d’un choix moral on nous montre un calcul opportuniste. La clémence, dans l’esprit de Mozart et de Mazzolà, ne relevait pas du cynisme. On peut penser que leur idéalisme était naïf. Mais il était réel. Ici, il n’en reste rien.
* En peluche, qu’on se rassure !