« Que la lumière soit ! » – en latin « Fiat lux » – ces paroles que le récit biblique attribue au Créateur, Alberto Triola, le directeur artistique du Festival de la valle d’Itria, les avait choisies pour être la devise de cette 47e édition. On les avait comprises comme une de ces formules propitiatoires que les prêtres, jadis, lançaient vers l’avenir dans l’espoir de l’influencer : que l’on sorte au plus vite de la période sombre induite par la pandémie, et que l’art redevienne le flambeau qui illumine la société ! A l’issue de la représentation de La Creazione, version italienne de Die Schöpfung, on leur découvre un autre sens, car ce spectacle se donne sans détours comme porteur de lumière pour notre société.
Au départ, un anniversaire : il y a plus de trente ans le festival avait commandé une version en italien de l’oratorio de Haydn à l’helléniste Dario Del Corno, collaborateur entre autres de Luciano Berio, et Fabio Luisi avait dirigé le concert. L’initiative avait probablement pour but, dans l’esprit de Paolo Grassi, de rendre l’œuvre accessible à la majorité non germanophone. Elle n’avait du reste rien de particulièrement neuf car après sa création publique en 1799 le succès de l’œuvre fut tel dans toute l’Europe que des traductions virent bientôt le jour. Giuseppe Carpani, contemporain de Haydn, rédigea une version italienne que le jeune Gioachino Rossini dirigea en 1808 à Bologne et en 1821 à Naples. A Martina Franca, cette année, le présent se souvient du passé, dans cette fidélité qui n’est pas le moindre des charmes de ce festival, mais s’affirme comme une étape nouvelle.
Rosalia Cid (Gabriele) Alessio Arduini (Raffaele) et Vassily Solodkyy ( Uriele) veillent sur le Créateur © clarissa lapolla
Fabio Luisi est à nouveau le chef, et le fils de Dario Del Corno, lui-même helléniste, a revu ponctuellement le texte paternel pour parfaire son articulation musicale. Mais le concert d’alors est devenu un spectacle, et la représentation du livret de Gottfried van Swieten, où le récit biblique se mêle au Paradise Lost de Milton, est proposée dans une mise en scène de Fabio Ceresa pour le moins décalée. Par les témoignages qui subsistent, on sait que la dévotion de Haydn n’avait rien de farouche mais était réelle et sincère. Aurait-il aimé voir le Créateur représenté comme un enfant espiègle entouré de garde-fous par la vigilance des Anges, qui s’ennuie prodigieusement le soir du sixième jour, et disparaît dans un trou ? Et aurait-il souscrit au tableau de la vie d’Adam et Eve, qui vont donner à un couple de femmes et à un couple d’hommes les œufs porteurs d’enfants ?
Le lecteur a compris que le metteur en scène prend parti sur les sujets de société, et le spectateur est induit à relier cette vision de l’humanité inclusive à l’adhésion de Haydn à la franc-maçonnerie, dont les symboles sont très souvent montrés. L’habileté du spectacle, qui lui donne son impact, c’est que le message est exposé très clairement mais sans violence provocatrice. Si Dieu est amour, c’est l’amour qui doit régir les relations dans sa création. CQFD. Certes, il y a la pirouette finale, quand ce Dieu enfant à la lisière de l’adolescence réapparaît, se découvre et se révèle être une femme, on avait deviné que le metteur en scène voulait cocher toutes les cases. Mais il a osé et il a réussi.
Si Fabio Ceresa a été le maître d’œuvre, il a été admirablement secondé par les lumières de Pasquale Mari, les éléments de décor de Tiziano Santi, les costumes de Gianluca Falaschi et Gianmaria Sposito et la chorégraphie exigeante de Mattia Agatiello, interprétée avec une énergie constante par la compagnie de danse Fattoria Vittadini. Du magma initial où la vie se convulse progressivement en passant par l’explosion de l’œuf primordial d’où jaillira la lumière en même temps que le Créateur sous l’aspect d’un garçonnet en habit du XVIIIe siècle qui pourrait être Haydn ou Mozart, jusqu’au dépouillement du septième jour, où sera représentée l’évolution de l’humanité, on ne soutiendra pas avoir été continûment subjugué par l’animation scénique et les images créées. Mais globalement cette approche est une très belle réalisation.
Les satisfactions visuelles – les archanges, par exemple, sont beaux comme ils doivent l’être, entre leur maquillage et leurs costumes – s’allient aux bonheurs musicaux et vocaux. Fabio Luisi dirige avec une fermeté d’une précision infaillible qui met en lumière tous les aspects de la partition sans jamais céder à la tentation de pousser l’œuvre vers les outrances sonores que les instruments modernes pourraient induire. Les hommages rendus par Haydn à Mozart, et spécialement à la musique de Die Zauberflöte, considérée souvent comme d’inspiration maçonnique, sonnent avec une clarté qui émeut. L’orchestre du Théâtre Petruzelli de Bari répond à Fabio Luisi avec un zèle amoureux dont témoignent après l’exécution les marques d’approbation que les musiciens lui adressent. Situés de part et d’autre de la scène sur des paliers surélevés les artistes du chœur Ghislieri de Pavie enrichissent de leur musicalité cette exécution mémorable. Rosalia Cid, Vassily Solodkyy et Alessio Arduini, respectivement Gabriele, Uriele et Raffaele, ont de belles voix bien projetées et leur prestance physique ajoute encore au plaisir de les entendre. Pour des raisons pratiques liées à leur maquillage et à leur costumes, la soprano et la basse ne peuvent incarner Eve et Adam dans le tableau final. Choisis parmi les participants à l’Académie vocale, le baryton Jan Antem et la soprano Sabrina Sanza s’acquittent avec brio de ces rôles, tant vocalement que scéniquement.
Comment aurait réagi Benoît XVI à ce spectacle, dont le programme de salle cite le discours prononcé le 6 février 2013 en audience générale sur le thème de la Création ? N’en sachant rien, bornons-nous à rapporter qu’en ce soir de juillet 2021 c’est à l’unisson que le public rassemblé dans la cour du palais ducal conformément au protocole sanitaire a fait un triomphe à cette proposition dans l’air du temps.