L’année 1875 paraissait se dérouler sous de fastes auspices : Geneviève de Brabant (3e version), La Boulangère a des écus, Le Voyage dans la Lune s’étaient déjà succédé avec grand succès. Mais La Créole, elle, ne connaît que 64 représentations, ce qui ne représente à l’époque qu’un demi-succès, et cela malgré l’immense talent des chanteurs-acteurs d’exception, créateurs de l’œuvre, Anna Judic et Daubray. Il faut dire qu’Offenbach était alors en faillite et avait dû abandonner la direction du théâtre de la Gaîté à son chef d’orchestre Vizentini. C’est dire que le cœur n’y était pas vraiment… La Créole a ensuite quasiment disparu de la scène.
Il faut en effet attendre 1934 pour retrouver l’œuvre à l’affiche, avec Josephine Baker dans le rôle titre. Pour la vedette des Folies-Bergère et du Casino de Paris qui avait débuté en 1925, il s’agissait de confirmer le caractère plus spécifiquement français qu’elle souhaitait imposer à son image à travers cette « créolisation », et qu’Offenbach allait contribuer à lui octroyer. Mais l’œuvre est révisée en profondeur pour l’occasion, des airs empruntés à d’autres opéras-comiques d’Offenbach (La Boulangère a des écus et Maître Peronilla), d’autres sont supprimés, Dora la créole apparaît dès le premier acte, des personnages sont ajoutés, bref c’est tout un tripatouillage qui n’est guère respectueux de l’œuvre originale qui a été depuis lors totalement oubliée (ni rejouée, ni enregistrée). C’est donc cette version « opérette » de Willemetz, réorchestrée en 1934 d’une manière parfois un peu jazzy bien dans la manière des années folles, avec quelques couplets grivois bien dans l’air du temps, qui est reprise à Tourcoing, et qui nous donne l’occasion de découvrir cette œuvre inconnue.
L’histoire se passait à l’origine en Guadeloupe, en 1934 à la Jamaïque, aujourd’hui à La Réunion ! Deux couples, Antoinette et Frontignac d’une part et Dora et René d’autre part, louvoient entre des personnages divers menés par le commandant de marine Adhémar de Feuilles-Mortes, et finissent par faire échouer les deux mariages arrangés qu’il avait préparés, et qui n’arrangeaient personne : le thème n’est guère nouveau, mais comme la bonne humeur est permanente et les parties musicales du meilleur Offenbach (une fois de plus, on découvre des passages que l’on retrouvera dans Les Contes d’Hoffmann), on se laisse entraîner dans cette folle équipée.
Nous sommes dans un monde dominé par la Marine, la discipline de bord, et des jeux de transgression. Le cœur du début fait d’ailleurs bien penser aux deux grandes œuvres de Gilbert et Sullivan illustrant ce domaine : Les Pirates de Penzance, et H.M.S. Pinafore. Mais on relève ici nombre d’inexactitudes montrant qu’on est bien dans le domaine plus léger de l’opérette à la française : contrairement à l’armée de terre, on ne dit pas « mon » commandant à un commandant de marine ! Et le béret à pompon rouge des marins devrait comporter le nom du navire (La Promise, tout un programme).
Tous les chanteurs sont de très bons acteurs. Nicolas Rivenq domine la distribution, encore qu’on aurait pu rêver d’un commandant plus caricatural qui n’aurait pas correspondu à son physique. Bien sûr, Valérie Yeng Seng n’a qu’une toute petite voix d’oiseau des îles : la projection est limitée, et on ne comprend quasiment pas un mot ; mais c’est joli et très musical. Le reste de la distribution est de bonne qualité, et l’on soulignera la très jolie prestation de Holy Razafindrazaka dans le petit rôle de Quatre Épices.
Le décor consiste en un grand praticable de style tréteau, au centre de la scène, qui porte des caisses de bois blanc dont les inscriptions indiquent où l’on se trouve (Saint-Denis de la Réunion ou Bordeaux), et qui représente successivement le pont du navire, le quai ou le fond de cale : c’est simple et efficace. Au lieu de rejoindre les coulisses, les interprètes s’installent sur deux rangées de chaises, de part et d’autre de cet espace central. La mise en scène est un peu trop statique et sage, et en tous cas sans vraiment de grande invention : c’est plus une mise en place soignée qu’une relecture contemporaine (les brassages ethniques, le commerce triangulaire depuis Bordeaux, etc.), et seuls les passages olé-olé sont soulignés avec insistance. D’autant que l’abondance de texte ralentit parfois trop l’action, tout est téléphoné, et l’on devine souvent les textes avant même qu’ils soient dits : quelques coupes auraient certainement été bienvenues. C’est d’ailleurs tout le spectacle qu’il faudrait resserrer (cadence des répliques, jeux de scène, enchaînements), de manière à gagner en rythme et mieux soutenir l’intérêt.
La direction de Jean Claude Malgloire est fort intéressante, jonglant entre les sonorités offenbachiennes et celles des années 30, et jouant parfaitement le jeu jusqu’à des gags sonores très dessins animés avec les cuivres (Guillaume Tell et Woody Woodpecker). On ne fera pas l’éloge de son orchestre, dont le haut niveau n’est plus à démontrer ; les 22 instrumentistes s’amusent visiblement beaucoup, et la qualité sonore de l’ensemble, l’équilibre des pupitres tout comme l’équilibre entre la fosse et la scène sont tout particulièrement excellents.
Bref, au-delà du plaisir de découvrir cette Créole (enregistrée en 1969 par la radio française dans la version 1934), et d’augmenter ainsi notre connaissance de l’œuvre d’Offenbach, on reste un peu sur sa faim devant cette version un peu bâtarde et composite, à laquelle il manque toute la saveur de la cuisine des îles, et surtout une bonne pincée de piment rouge !