Les chefs transalpins ne sont pas les seuls à savoir faire couler La Senna festeggiante. Après Alessandrini, Bonizzoni, Scimone et Biondi au disque, le britannique Jonathan Cohen a su en concert, affronter non sans succès les courants souvent contraires de cette « Seine en fête » vendredi à l’Opéra de Clermont à la barre de l’Orchestre d’Auvergne. Pourtant la navigation s’y avère plus complexe qu’il n’y paraît. L’œuvre est en soi déjà un objet hybride entre la sérénade et l’opéra. Vivaldi n’a d’ailleurs jamais vu la couleur des eaux du fleuve qu’il met en musique. Mais l’imagination aidant et son génie faisant le reste, il en fait paradoxalement une peinture des plus réalistes sur fond mythologique.
Le chef invité tient depuis son clavecin, le cap d’une saine alacrité toute en couleurs festives portées par des nuances et contrastes d’un enthousiasme roboratif. Il fait d’entrée oublier les réserves relatives à un manque de tonicité harmonique qui relèguerait cette page en queue de peloton du catalogue vivaldien. Si le véritable objet de la commande demeure obscure – anniversaire ou mariage royal, visite vénitienne d’un prélat francophile ou hommage au nouvel ambassadeur de Louis XV à Venise – le résultat en est loin d’être complaisant ou anecdotique. Pour plaire à l’évidence à ses commanditaires, Vivaldi a su avec brio et sans se renier, flatter leur ego hexagonal en s’adaptant au goût français. Le résultat en est une Seine aux parfums de Grand Canal quand ce n’est pas les eaux de la Sérénissime qui viennent baigner l’Île de la Cité. Cohen légitime sa conduite en conformité avec la rhétorique du compositeur. La phrase est suspendue à la souplesse du cantabile et n’est qu’affaire d’intelligence dans la respiration rythmique. A cela, les cordes de l’orchestre d’Auvergne n’y sont pas étrangères. Elles insufflent force et vigueur, finesse et rigueur au long cours de cette Seine inattendue. Vigilant dans sa battue et précis dans son dessein, Cohen parvient à nous tenir en haleine sur l’ensemble de la vingtaine de numéros qui font un tout cohérent de ce long fleuve intranquille aux multiples rebondissements. Au point de nous faire oublier l’interruption presque incongrue imposée par l’entracte !
Anna Reinhold, Emöke Barath et Callum Thorpe © Yann Cabello
Si l’Orchestre et son chef donnent le cap de la fluidité et de la ductilité, il revient au trio vocal d’en structurer le ressort dramaturgique. A tout seigneur tout honneur : Callum Thorpe s’impose en Roi des Eaux d’une impressionnante autorité. Le timbre est large, chaleureux, et l’assise d’une solidité technique sans faille avec une profondeur du registre d’une stabilité phénoménale. Il personnifie la puissance souveraine d’un courant que rien ne saurait arrêter. Il donne vie à la sensualité virile du flux régalien. Il y a chez lui cette vibration charnelle qui en devient quasi irréelle tant le grain lui confère un magnétisme presque surnaturel. Et c’est bien à ce haut niveau d’empathie musicale que s’incarne son personnage de dieu-fleuve : une Seine large, conquérante, majestueuse, sans rivale, qui s’accorde avec un rare bonheur aux suavités de L’Âge d’Or d’Emöke Barath et aux séductions de La Vertu d’Anna Reinhold ; fragile équilibre qui est loin d’être acquis d’avance tant les rôles sont tenus de s’appeler et se répondre tout en jouant sur les subtils contrastes de leur dissemblance de caractères qui les rendent complémentaires.
L’une et l’autre déploient des charmes conquérants sous les apparences d’une parfaite soumission à ce maître absolu. Elles ont soin de s’abstenir de baroquiser plus qu’il n’est nécessaire. Elles ont compris en demeurant avant tout naturelles dans le vécu de leur personnage, que La Senna doit couler de source. Chez Vivaldi, inutile de noyer le poisson dans des afféteries inappropriées : dans cette partition dépourvue d’action, seule compte la sincérité de l’engagement. La fraîcheur d’Emöke Barath nous gratifie d’un « Se qui pace » aux aigus agiles et piquants en tout point délicats et suaves, et d’un « Si, già che tu brami » aux vocalises d’une légèreté de colibri. L’agilité aérienne du « Vaga perla benché sia » de sa « vertueuse » complice Anna Reinhold n’a rien à lui envier. Elle s’en tient à la vigueur d’un bas médium, idéalement en phase avec la Vertu qu’elle symbolise. Cette Senna – la Seine – est bien une fête, aux scintillements moirés et gracieux comme l’exprime un séduisant « Cosi suol nell’ Aurora ».