Monter un opéra de Mozart à Salzbourg relève du défi le plus ardu. Que faire de neuf, qui ne heurte pas le public relativement conservateur de ce temple absolu du culte mozartien, ou comment aborder l’œuvre d’une façon quand même un peu personnelle et inédite, sans sortir du cadre imposé. La réponse que donne Sven-Eric Bechtolf à cette double question est certes globalement satisfaisante, et même brillante dans sa réalisation, mais penche quand même délibérément du côté du conservatisme.
La seule entorse qu’il fait subir au livret est une transposition d’époque, puisque nous sommes dans les années 1920, dans le cadre un peu décati d’une grande demeure bourgeoise. Le décor, façon maison de poupée, nous montre l’intérieur de la maison réparti sur deux niveaux, où évoluent d’un côté les maîtres et de l’autre des valets en abondance, un peu comme dans le feuilleton britannique Downton Abbey de Julian Fellowes (c’est sans doute l’époque choisie qui suscite cette analogie…). Au fil des quatre actes, nous découvrirons d’autres parties de cette maison, la chambre de la comtesse pour le deuxième, les cuisines et la cave pour le troisième, et enfin le jardin d’hiver au quatrième acte, peut-être celui où le parti pris comique – folle journée oblige – fonctionne le moins bien : la magnifique scène du pardon final tombe un peu à plat, amenée en rupture totale avec les bouffonneries qui précèdent. Car pour le reste, la mise en scène consiste surtout à remplir la scène de mouvements divers et variés, d’activités et de personnages secondaires qui meublent l’espace et occupent l’œil, tandis que les chanteurs déroulent l’action principale avec sérénité. Chacun a sans arrêt quelque chose de bien précis à faire, des intentions à exprimer, des petits gestes à poser. C’est extrêmement vivant, plein de rebondissements comiques, de petites allusions anticipatives d’une scène à l’autre, mais en tirant ainsi la pièce du seul côté du vaudeville, le metteur en scène réduit un peu la portée de l’œuvre, cette dimension plus universelle pourtant si présente dans la musique de Mozart. Les costumes et les décors font penser à une production d’ « au théâtre ce soir » (pour nos plus jeunes lecteurs, précisons qu’il s’agit d’une émission hebdomadaire de la télévision française de service public des années 1966 à 1984, pas précisément réputée pour son progressisme). Cela ne manque ni de brio ni de virtuosité, c’est juste un peu réducteur, ce qui est bien dommage pour une œuvre et un livret aussi riches de potentialités.
Luca Pisaroni (Il conte Almaviva), Carlos Chausson (Don Bartolo), Martina Janková (Susanna), Adam Plachetka (Figaro) © Ruth Walz
Dès les premières mesures de l’ouverture, les splendeurs de l’Orchestre Philharmonique de Vienne sont à l’œuvre. Précision des cordes, couleurs des bois, parfaite souplesse du discours mozartien l’esprit sans cesse en éveil, cette phalange n’a pas son pareil pour maintenir l’intérêt à tout moment, comme il convient, avec une somptuosité sonore rarement atteinte. Dan Ettinger, qui dirige du piano et assure lui-même le bon déroulement des récitatifs, insuffle à la partition un rythme et une dynamique particulièrement bien enlevés, avec une fluidité parfaite dans les transitions, un sens du théâtre jamais pris en défaut, derrière lequel on sent une parfaite entente avec le metteur en scène. Rarement direction d’acteur et direction musicale ont semblées autant en phase l’une avec l’autre, participant de la même impulsion, avec un naturel déconcertant. En privilégiant ainsi la dimension théâtrale, les difficultés techniques semblent totalement secondaires, et sont d’ailleurs parfaitement maîtrisées de sorte qu’on n’y pense même pas, tant on est pris par le fil de l’action. Et les voix ne sont pas en reste : aucune faiblesse dans la distribution ! Toutes et tous sont aussi bons acteurs que chanteurs, et si c’est la Susanna de Martina Janková qui domine, par sa présence scénique sans faille et sa voix parfaitement adaptée au rôle, par sa truculence et son ingénuité, on doit souligner la qualité de tous ses partenaires. Luca Pisaroni campe avec beaucoup d’humour et beaucoup d’allure un comte un peu coincé dans ses contradictions ; la voix est exceptionnellement riche et bien timbrée. Adam Plachetka en Figaro n’est pas en reste : si la mise en scène lui préfère l’état de majordome à celui de barbier, il n’en est pas moins complètement dans le personnage, sans cesse actif et concerné. Anett Fritsch donne au rôle de la comtesse une grande humanité, un peu moins « grande dame » qu’à l’habitude, et donc plus émouvante. Un peu tendue dans son premier air (« Porgi, amor »), elle retrouve les splendeurs de sa voix dans le second (« Dove sono »). Margarita Gritskova est un Chérubin très crédible mais un peu trop conventionnel, avec néanmoins un fort beau timbre. C’est un luxe inouï d’avoir pour le rôle relativement modeste de Marcellina une grande dame du chant de la trempe d’Ann Murray : elle donne au personnage, outre sa voix toujours magnifique, une dimension complexe très attachante entre nostalgie et truculence. A ses côtés quoiqu’avec un peu moins de relief, Carlos Chausson en Bartolo et Paul Schweinester en Basilio font un parcours sans faute. Le rôle de Barberina est traité avec beaucoup d’originalité : au lieu de la jeune première un peu timide qu’on voit trop souvent, le metteur en scène propose une grosse fille délurée bien décidée à déniaiser Chérubin à son profit. Christina Gansch assume ce parti avec beaucoup de verve et d’humour. Citons encore, pour compléter la distribution, l’excellent Don Curzio de Franz Supper, et le non moins truculent Antonio d’Erik Anstine, ainsi que les chœurs, un peu timides, du Konzertvereinigung du Wiener Staatsoper. Alors que le spectacle se termine sur un banquet général offert par le comte, dont la rumeur semble prolonger la partition elle-même, le public fait une ovation bien méritée aux chanteurs et à l’orchestre.