En proposant la version première d’Orfeo ed Euridice de Gluck, en cette année de 300e anniversaire de la naissance du compositeur, Marc Minkowski et Ivan A. Alexandre nous font redécouvrir une œuvre forte, contrastée, à la fois tributaire de Monteverdi et pionnière dans son renouvellement de l’écriture opératique. Occupant une place essentielle entre l’héritage italien et les œuvres de Mozart (ce dernier a six ans quand Orfeo ed Euridice est créé), cet opéra renouvelle les codes du genre, préparant la fameuse « réforme » inspirée par Francesco Algarotti et consistant, selon les mots de Gluck dans la préface d’Alceste en 1767, à « limiter la musique à sa véritable fonction, qui est de servir la poésie avec expression ».
L’alliance étroite qui s’établit ici entre le metteur en scène, le chef d’orchestre, les chanteurs et les musiciens fonde un équilibre de chaque instant : le spectacle reflète de manière exemplaire le programme de « noble simplicité et de calme grandeur » du classicisme allemand (n’oublions pas que Gluck vient de l’aire germanique). Rigueur et dépouillement exacerbent l’expressivité, que redouble le traitement subtil des plans sonores.
Utilisant habilement l’ouverture étonnamment joyeuse de l’opéra, lumineuse même dans l’interprétation enlevée qu’en donne Marc Minkowski à la tête des Musiciens du Louvre Grenoble, la mise en scène d’Ivan A. Alexandre imagine le spectacle de noces somptueuses. Pour passer de ces noces au deuil d’Eurydice, une trouvaille magnifique : ne formant qu’un corps dans une robe de bal Grand Siècle, Orfeo et Euridice sont un être à deux bustes, dont l’un soudain s’affaisse, se déchire et se détache. Image marquante, associant la fable d’Orphée au mythe platonicien de l’être originel, coupé en deux et dont chaque moitié est en quête de l’autre.
Dès lors la douleur d’Orfeo, que rappelle sa plaie rouge au côté, est la nôtre, le cri qui domine le chœur initial des Bergers et des Nymphes, par la voix déchirante du contre-ténor Bejun Mehta, s’empare de nous pour ne plus nous lâcher jusqu’à la fin de la représentation. Divers cadres placent les moments successifs comme autant de tableaux dans une perspective qui devient mise en abyme, procédé cher à Pierre-André Weitz dont les décors à chaque changement font mouche. Lors de ses retrouvailles avec Euridice, Orfeo tend la main vers une ombre se détachant sur un vélum tendu à l’avant-scène, tandis que la Mort – personnage introduit par le metteur en scène – dans une évocation de la thématique picturale de la jeune fille et la mort) et incarné dans un subtil mélange de grâce et de brutalité par le danseur Uli Kirsch – tantôt domine cette ombre de ses proportions gigantesques, tantôt semble liée à Euridice par une forme de complicité. Autant de manières d’interroger le mythe à nouveaux frais, par des images d’une intense poésie.
Au charme vocal de Bejun Mehta, usant d’un luxe inouï de nuances mises en valeur par l’art de la projection, répond le chant passionné de Camille Tilling, maîtrisant avec bonheur ces changements de registres qui font d’elle une Euridice émouvante dans l’ampleur de sa plainte, effrayante dans ses exigences et son amertume. Ana Quintans, vibrionnante apparition, jouant de sa diction claire et de la netteté de son émission, compose un Amour déluré, contrastant astucieusement avec l’ensemble des autres personnages. Le Chœur de Chambre du Palau de la Música est d’une parfaite homogénéité dans les accents du deuil, d’une sonorité spectaculaire lorsqu’Orfeo se présente aux portes de l’Enfer, brillant pour la célébration du triomphe de l’amour. Saluons enfin le talent du harpiste Sylvain Blassel, puisque c’est à lui que reviennent les dernières notes, dominant la scène dans le cadre le plus éloigné, à la fin de l’opéra, évoquant cette magie des sons où se résorbe la fable tout entière.
Que la Maison de la Culture (MC2) de Grenoble puisse accueillir dans son Grand Théâtre, disposant d’une excellente acoustique, un spectacle d’une telle qualité, est particulièrement réjouissant. Il y a tout lieu de se féliciter que Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre Grenoble soient associés à la MC2 depuis 2004.
Prochaines représentations :
Festival Ré Majeure 31 mai 2014 / Ile de Ré (version de concert, avec Wiebke Lehmkuhl et Sophie Marin Degor)
Musikfest Bremen 31 août et 1er septembre 2014 / Brême (avec Bejun Mehta et Chiara Skerath)