Que se passe-t-il quand deux des plus grands génies de leur temps unissent leurs forces ? Pas forcément le miracle attendu. Peut-être le Samson prévu par Voltaire et Rameau aurait-il révolutionné la tragédie lyrique, toujours est-il que leur unique collaboration aboutie ne se distingue pas de manière flagrante du reste de la production musicale contemporaine. Certes, Voltaire a refusé de fonder de chaque entrée de ballet sur une intrigue exclusivement galante, certes il a pimenté son livret de maximes adressées aux monarques, mais quand bien même le texte de ce Temple de la gloire serait une sorte de « Miroir des Princes », de manuel destiné aux souverains, la musique que composa Rameau n’a, elle, rien de bien différent de ses autres opéras-ballets. Entendons-nous bien : cette partition inclut de grandes beautés et il est heureux qu’elle ait enfin été recréée, mais le côté didactique du livret n’a pas incité le compositeur à se métamorphoser. Tout en restant ici lui-même, c’est-à-dire maître des musiques de danse et des ariettes virtuoses, des monologues éplorés et des chœurs majestueux, Rameau ose néanmoins quelques innovations, notamment une ouverture avec trompettes, cors et timbales, dont le fracas guerrier correspond bien au sujet abordé, et un prologue allégorique où dialoguent deux voix d’hommes. La présence de bergers dans la première entrée permet le recours à la musette, celle de Bacchus dans la deuxième justifie un éloge du vin et de la folie, mais l’évocation d’un personnage historique – Trajan – dans la dernière n’interdit pas diverses galanteries, notamment l’invraisemblable air final du héros où toute une volière gazouille à l’orchestre.
La distribution réunit des chanteurs désormais bien connus dans ce répertoire. Bien qu’elle n’ait à interpréter que de petits rôles, Katia Vellétaz est d’une présence extraordinaire, tant elle met de gourmandise et d’espièglerie à articuler le texte de ses interventions, tout en multipliant les acrobaties vocales. A Judith Van Wanroij reviennent les deux héroïnes sérieuses, déçues par des amants un peu trop guerriers : le timbre est frais, mais la diction pourrait être plus claire, notamment dans le tout premier air de Lydie. Chantal Santon-Jeffery couronne d’aigus éclatants sa dernière incarnation, la Gloire en personne, après s’être amusée à jouer la comédie en Erigone arborant lunettes noires et chignon défait, comme épuisée par les folies de son amant Bacchus, et après une brève réplique en tant que suivante de l’héroïne de la première entrée. A ces messieurs reviennent peut-être les interventions les plus marquantes : en Envie, Alain Buet ouvre l’opéra par un admirable monologue, « Profonds abîmes du Ténare », d’une noirceur à laquelle il rend parfaitement justice ; ses deux autres personnages sont plus limités, mais il les campe avec un art éprouvé. Grand triomphateur de la soirée, Mathias Vidal apparaît ici survolté, dans un répertoire qui lui convient à merveille : après un très noble Apollon, et avant de conclure avec un Trajan plus gracieux qu’héroïque, il explose en Bacchus déjanté, avocat de la folie, rôle dans lequel il se déchaîne complètement, s’autorisant même à forcer son émission pour mieux refléter le caractère excessif de la divinité. Dommage que le très bien-chantant Chœur de Chambre de Namur n’ose pas toujours le suivre dans sa démesure : la Bacchanale sonne un peu sage, comparée au délirant éloge du thyrse entonné par la haute-contre. On pourrait aussi reprocher à Guy Van Waas de ne pas donner aux danses tout leur dynamisme, malgré quelques effets de contrastes réussis (la première danse de la deuxième entrée, d’une lourdeur voulue et tout à fait réjouissante), et même si l’orchestre des Agrémens brille dès l’ouverture de tout l’éclat belliqueux souhaité. On se réjouit en tout cas que ce concert, repris à Versailles le 14 octobre, débouche sur un enregistrement à paraître chez Ricercar : deux cent cinquante ans après sa mort, il serait grand temps que l’œuvre d’un des plus grands compositeurs français soit enfin disponible au disque dans son intégralité.