Quand on sort gorgé du bonheur sonore que musiciens et chanteurs ont su transmettre par leur talent, on voudrait ne pas ternir cette lumière. Mais pour rendre compte de ce Vaisseau fantôme on ne peut pas passer sous silence l’insatisfaction liée au dispositif scénique. Conçue d’abord aux dimensions de l’immense plateau d’Orange cette coproduction est finalement problématique, car ce dispositif devient disproportionné sur la scène de l’Opéra de Marseille, où des effets suggestifs réalisables devant le mur du théâtre antique perdent ici leur efficacité. Particulièrement décevants à cet égard le deuxième acte, où la reconstitution d’un quai bordé de maisons par des images projetées est occultée par la structure du vaisseau fantôme, et le troisième acte, où la mort de Senta semble la conclusion piteusement réaliste d’un fait-divers. C’était peut-être l’intention de Charles Roubaud, mais alors il semble faire peu de cas de celles de Wagner qui, en faisant mourir Senta, a probablement mis au jour, consciemment ou non, certains de ses désirs ou de ses tourments. Car au-delà des aspects spectaculaires liés à l’évocation par la musique du déchaînement de forces surhumaines, naturelles ou diaboliques, où l’on a pu retrouver l’écho des tempêtes qu’il essuya lors de sa fuite loin de la Prusse, il est difficile de ne pas entendre, dans les affirmations réitérées qui font de la fidélité féminine un devoir sacré pour celles-ci, ses propres angoisses. C’est bien cette sensibilité personnelle au thème qui lui fait trouver, au-delà des hommages opportunistes à Weber, à Beethoven, voire à Mozart et Bellini, le ton qui sera le sien, ce discours étranger aux formes traditionnelles bientôt élevé au statut de langage propre. C’est du reste ce qui rend cette œuvre si fascinante, véritable mortier où il a mêlé ses admirations et ses ambitions. Un dernier mot encore relatif aux images : le Hollandais vêtu tel un voyageur romantique porte du clair – alors qu’Éric le dit de noir vêtu – et le chœur féminin ainsi que Marie semblent porter du new-look, encore. Katia Duflot a été plus inspirée.
Ricarda Merbeth (Senta) . A l’arrière plan Tomislav Musek (Erik) © Christian Dresse
Mais – c’est le miracle de la musique–, ces approximations frustrantes ne tiennent guère face à la qualité de l’exécution. A la tête d’un orchestre manifestement très concentré et pratiquement irréprochable –si l’on veut pinailler, quelques attaques des vents auraient dû être plus insinuantes – où les cuivres ont allié éclat et souplesse, Lawrence Foster indique dès l’ouverture qu’il a opté pour une lecture très analytique et une montée en puissance graduelle, qui ménage des calmes plats trompeurs d’où naîtront des maelströms, sans rien sacrifier de la transparence des plans. Les cordes frémissent et tournoient dans des spirales ascensionnelles qui débouchent sur des paliers quasiment religieux, avant le final si wébérien. Plus tard il imprimera à la ballade de Senta une lenteur qui mettra à l’épreuve l’interprète mais donnera à la pièce l’allure d’un rite en train de s’accomplir, contribuant ainsi à asseoir le mysticisme du personnage. Sans doute par moments on se prend à se demander si ce qu’on nous donne à entendre est le Wagner de 1843 où celui qu’il deviendra après 1850. On peut préférer des lectures qui s’attachent davantage à valoriser les échos des compositeurs que Wagner admire et dont il envie le succès au moment où Le Vaisseau fantôme est enfin porté à la scène. Mais si on s’abandonne au rendu musical le plaisir emporte toutes les réserves.
Autre atout de ces représentations, une distribution de haut vol, digne de lieux spécialisés dans le culte wagnérien. Avi Klemberg ne néglige rien pour exploiter le moindre accent du petit rôle du pilote, qu’il marque ainsi d’une voix à la projection et à l’éclat percutants. Marie-Ange Todorovitch reprend le rôle de Marie avec la justesse scénique et vocale qu’on lui connaît. De son parcours mozartien Tomislav Muzek offre la souplesse et l’expressivité au personnage d’Erik, condamné par ses volutes vocales à l’indifférence de Senta, et pourtant fort émouvant dans son évocation du passé où il se croyait aimé. Daland, le père cupide, incapable de résister à l’offre d’un trésor, est incarné par le grand Kurt Rydl. Si l’on constate avec tristesse que la voix est désormais affligée d’un fort vibrato, le comédien qui fut un Osmin ou un Ochs inoubliables déploie une verve intacte pour s’efforcer de le pallier. Après une Chrysothémis célébrée, Ricarda Merbeth est de retour et sa Senta aussi fera date. Outre l’interprétation hallucinée de la ballade, elle sidère par l’aplomb infaillible avec lequel elle avale les unes après les autres les difficultés vocales du rôle, soucieuse d’en exprimer scéniquement la névrose et libérant au final des aigus à la fois insolents de santé et pleins de l’exaltation du personnage. Samuel Youn, enfin, saisit dès son apparition par la densité de l’expression, lourde de la fatigue indicible du personnage. Il déploie un tissu vocal à la projection impeccable et grâce à un certain hiératisme compose ce personnage à part, éternel survivant qui ne peut désirer que la fin du monde, dont il rend sensibles la révolte et la détresse dès son entrée. Il recueillera aux saluts une longue ovation, après celle adressée à sa Senta. Dans cette fête vocale, un bémol à propos du chœur masculin, vigoureux et brillant au troisième acte mais décevant par attaques peu nettes et flottements au premier. On ne peut qu’espérer que, passée la première, tout ira pour eux de mieux en mieux. Donné sans entracte, le spectacle a été suivi sinon religieusement par tous – notre voisin consultait de temps à autre son téléphone – du moins par la majorité. Si un applaudissement timide fut vite réprimé après la ballade de Senta, au naufrage final la salle décrète un triomphe pour la fosse et les chanteurs !