Il y a trois ans, ici même, Giuseppe Grazioli et ses troupes nous restituaient la musique de Prokofiev pour le formidable Alexandre Nevski, d’Eisenstein, qui était projeté simultanément (1). Si le propos et le traitement sont d’une toute autre nature, l’expérience se renouvelle pour les Parapluies de Cherbourg, dont Michel Legrand signait la partition, essentielle. Combien de fois avons-nous fait l’expérience de versions de concert d’ouvrages lyriques, qui nous permettaient de découvrir leur richesse orchestrale, plus ou moins occultée par les productions mises en scène ? Le confinement des musiciens en fosse, l’attention auditive se conjuguant à la visuelle sont oubliés. Ce soir, aucune image, si ce ne sont celles gravées dans la mémoire du nombreux public. D’autant plus que ce n’est pas la bande-son qui est jouée, mais la partition remaniée par Michel Legrand, qui revient en quelque sorte à sa version première, sans coupures et enrichie d’une écriture approfondie. La finesse des textures, des couleurs, savamment composées n’a jamais été mieux servie. Le principe du dialogue chanté, qui dérouta une part du public de la création, n’est-il pas la meilleure introduction au monde de l’opéra ? Jacques Demy avait souhaité créer un « opéra populaire », qui parle à chacun, « une manière d’opéra où tous les mots seraient audibles, sans jamais forcer le lyrisme des voix, comme si l’opéra avait suivi l’évolution du jazz ». Avec Michel Legrand, la musique de film intègre harmonieusement l’écriture jazzique, et devient essentielle au propos, qu’il s’agisse de narration ou de commentaire. Son sens mélodique, son orchestration, ses harmonies raffinées, sa référence constante à l’univers de la chanson en ont fait une figure majeure du XXe siècle. Que n’a-t-il osé réaliser des ouvrages lyriques se passant du projecteur !
On connait ’histoire de Geneviève – qu’incarnait Catherine Deneuve – éprise de Guy, que la guerre d’Algérie va séparer. Son public – dont je fus – était directement concerné par ce contexte. Ce soir, on l’oublie, comme la romance larmoyante, pour l’émotion, due pour l’essentiel à la musique. La banale et tragique histoire d’amour échappe au réalisme du quotidien pour accéder à la beauté. La séquence finale, à la station-service (que l’on ne voit évidemment pas) nous empoigne, d’une infinie tristesse résignée.
L’auditeur le plus humble aura été sensible aux multiples variations du thème de Geneviève, fédérateur (3), jusqu’à l’obsession. Ne serait-ce que par ce travail d’écriture, le compositeur a bien gagné sa place au panthéon des compositeurs du XXe siècle. L’orchestre, en grande formation, enrichi pour la circonstance (percussions, batterie, banjo, guitare électrique, accordéon, célesta, piano…), occupe tout le vaste plateau. Quelques grands parapluies multicolores égaient l’anthracite du décor. Les percussionnistes, puis le chef, porteurs de larges parapluies, gagnent enfin leurs pupitres. Le ton est donné.
Comment n’être pas admiratif devant une formation symphonique dont la précision des attaques (les riffs des cuivres) et les phrasés n’ont rien à envier aux grandes formations de jazz de l’après-guerre ? De même, tout en se fondant dans la masse, des solistes, rompus à l’exercice, improviseront dans son esprit. L’écriture fait la part belle aux cors, aux bois, aux cuivres, et aux percussions. Cependant, parées du célesta, du piano, du clavier électrique, de la harpe, sans oublier la guitare électrique et le banjo, les cordes sont tout aussi essentielles, qu’il s’agisse des mélodies ou de leur mise en valeur. La direction de Giuseppe Grazioli, enthousiaste et efficace, fédère tous les artistes pour une réussite incontestable. Les brèves pages symphoniques, à elles seules, sont autant de bijoux, porteuses de la plus large palette des émotions. Ainsi, le retour de Guy, dont nous ne nous souvenions pas de la rare justesse expressive. Le rythme de l’ouvrage, suivant les séquences filmées, associe légèreté, gravité et émotion, où le langage classique s’habille de swing et emprunte également à la variété du temps.
Il s’agit d’une mise en espace, où les éclairages subtils sont bienvenus. Les costumes, sobres, sont appropriés, et nos chanteurs se révèlent d’excellents comédiens, jusqu’à la claudication et l’ébriété passagère de Guy. Quelques amorces de chorégraphie (le dancing) participent elles-aussi à renforcer la caractérisation des scènes. La distribution a privilégié des voix capables d’oublier le vibrato du chant lyrique pour incarner chaque personnage. En effet, comme dans la comédie musicale, l’amplification est la règle, et, une fois passée la surprise des premières scènes (2), l’oreille l’oublie sans peine.
Sophie Marin-Degor et Alice Lecat sont mère et fille, pleinement complices à la scène comme à la ville, pour incarner Madame Emery et Geneviève. A la maturité du timbre et à l’autorité de la mère répond la fraîcheur de la fille, toutes deux vivant leurs rôles respectifs avec un engagement exemplaire. Cyrille Dubois, Guy, dont on connaît les qualités vocales, trouve ponctuellement des inflexions de crooner, conformément aux intentions du compositeur et à l’esprit du temps. Pour avoir physiquement dépassé l’âge d’un appelé du contingent, la voix de notre ténor n’a pas pris une ride, et son jeu – jusqu’à la claudication finale ou l’ébriété passagère – nous émeut. L’émission « droite » et la qualité de diction emportent l’adhésion. Un vrai chanteur qui nous fait oublier le créateur du rôle. C’est aussi le cas de Guilhem Worms, Roland Cassard beaucoup plus séduisant – vocalement et physiquement – que dans le film. Elle a déjà chanté Madeleine, dirigée par Michel Legrand, au Châtelet en 2014. Il faut le lire pour y croire : les ans n’ont pas eu de prise tant sur sa voix que sur son jeu. Dès sa première apparition, chez la tante Elise, l’émotion est là. La touchante Madeleine est confiée à Louise Leterme, dont chaque intervention est un moment de bonheur, notamment à la terrasse du café et à la station-service. Majdouline Zerari, tante Elise et de petits rôles, nous donne une belle leçon de chant : la chaleur du timbre, la qualité de l’élocution, la vérité du jeu n’appellent que des éloges. Elie Valdenaire, Maxime Duché et Valentin Morel chantent et jouent les nombreux petits rôles qui donnent sa dimension sociale à l’ouvrage. Rien ne permet de les distinguer des solistes tant leurs qualités et leur engagement sont patents.
L’émotion et le bonheur du public – où il n’y avait pas que des nostalgiques – sont manifestes, qui valent aux artistes de multiples rappels. L’expérience, courageuse, méritait pleinement d’être tentée, et son succès fait regretter que l’intense travail de préparation ne débouche pas, pour l’instant, sur d’autres concerts ou un enregistrement. Comment ne pas regretter, aussi, que Michel Legrand ne nous ait laissé un authentique opéra ? Notre Bernstein en avait tous les moyens.
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1. Lien: https://www.forumopera.com/spectacle/alexandre-nevski-saint-etienne-faut-il-croire-que-lhistoire-begaie/ . A signaler que la Cité musicale de Metz, a fait de la musique de film un de ses points forts, en diffusant à raison d’un film par mois, nombre de productions dont la bande son est restituée par un orchestre in vivo. 2. Durant le générique et la musique du garage, la balance favorise l’orchestre, qui montre ses muscles, et la projection des chanteurs ne parvient pas à rétablir l’équilibre. Ce travers disparaîtra ensuite et l’intelligibilité, favorisée par la prosodie exemplaire de Michel Legrand, sera la règle. 3. Comme pour Wagner dont les premiers épigones cataloguèrent les leitmotiven, les spécialistes de Michel Legrand ont relevé pas moins de 27 motifs récurrents, de même nature.