Ce n’est qu’en décembre 2018 que le Deutsche Oper Berlin a repris la vision des Contes d’Hoffmann que Laurent Pelly proposait brillamment dès 2003 dans une coproduction entre l’opéra de Lyon, l’opéra de Lausanne, le Liceu de Barcelone et le San Francisco Opera. On ne retrouve pas tous les protagonistes du casting de l’an passé, en tout cas pas le chef d’orchestre et c’est certainement regrettable car il a semblé, à lire les commentaires de l’époque, qu’Enrique Mazzola avait été pour beaucoup dans l’accueil très positif du public et de la critique. Force est de constater en effet que l’orchestre ne nous aura pas franchement emballé ce soir-là. Daniel Carter ne met guère en avant les évidentes qualités des membres de l’orchestre du Deutsche Oper, que l’on a connu en bien meilleure forme. Faute à une direction bien trop littérale, où les pupitres semblent parfois très éloignés les uns des autres. Il manque un souffle, un projet commun sans lequel Les Contes d’Hoffmann reste une juxtaposition de scènes sans lien étroit les unes avec les autres. La tradition a surmonté l’obstacle en confiant plusieurs rôles aux mêmes chanteurs et c’est heureux ainsi. Ajoutons à cela un chœur très décalé pendant de trop longues secondes au I (ou Prologue selon la version), des spectateurs ce soir-là particulièrement indisciplinés (arrivées en retard, applaudissements à plusieurs reprises en dépit du bon sens) et l’on conviendra que le chef australien n’a pas dû passer une soirée très confortable.
Marc Laho lui non plus n’aura pas été à la fête. Notre Hoffmann d’un soir possède certainement l’outil vocal adéquat. Mais nous n’avons guère retrouvé la voix brillante, solide, aisée que nous lui avions déjà connue, notamment à Marseille. Et l’annonce, à la fin du second entracte, de son indisposition nous a presque rassuré sur l’intégrité de sa voix en temps normal. La dernière partie fut difficile pour lui et on lui pardonnera, dans ces conditions, d’avoir esquivé quelques notes ou d’en avoir sensiblement écourté d’autres. Le jeu toutefois est resté solide et on le félicitera pour sa réelle présence malgré un état de la voix problématique.
Le triple rôle Olympia-Antonia-Giulietta est tenu par Heather Engebretson. Disons d’emblée que les actes III et IV nous auront davantage convaincu que l’acte d’Olympia. Sans doute « Les oiseaux dans la charmille » se fait-il totalement à froid, sans doute encore avions-nous d’autres voix en tête dans ce morceau de bravoure. Mais nous avons tout de même trouvé que les évidentes difficultés de l’air n’ont été que partiellement surmontées et surtout dans la douleur. Certes, on n’attend pas forcément de la poupée un chant maîtrisé comme une mécanique (encore que !), mais au moins un minimum d’aisance dans les exercices de haute voltige, ce qui nous a manqué ici. Les actes d’Antonia et de Giulietta, moins exigeants aussi, permettent à Engebretson de corriger une première impression plutôt passable. La barcarolle de l’acte vénitien est ainsi un joli moment de plénitude.
Byung Gil Kim (Lindorf-Coppélius-Miracle-Dapertutto) possède indéniablement de réelles qualités vocales ; une basse charnue, à la gamme étendue. Par ailleurs il rend remarquablement la lente transformation méphistophélique des quatre personnages de plus en plus inquiétants qu’il incarne du début à la fin. Restent deux points à revoir absolument : une musicalité qui a furieusement manqué et surtout une prononciation quasi inintelligible de la langue française.
Un satisfecit pour Gideon Poppe (Andrès-Cochenille-Franz-Pitipinacchio). Ce membre de la troupe du Deustche Oper remplit parfaitement ses différents seconds rôles – ajoutant un jeu intelligent et dans l’ensemble convaincant.
Ce plateau vocal bien moyen aura été dominé par la mezzo américaine Irene Roberts (la Muse-Nicklausse) qui a intégré la troupe berlinoise en 2015. Très à l’aise sur scène, enthousiaste, elle sera toute la soirée durant l’accompagnatrice idéale de Hoffmann. Voix très juste, au mezzo envoutant (parfois un sosie vocal de Marie-Nicole Lemieux) et prometteur.
© Bettina Stöss
C’est donc Laurent Pelly qui signe avec brio la mise en scène. Offenbach est un de ses compositeurs de prédilection qui, on le sait, lui a déjà assuré moult succès. Le point central de sa proposition scénique est l’ambivalence. Nous sommes dans un monde en permanence ambivalent, plus ou moins fantastique (mi-réel, mi-imaginaire) et rien de ce que l’on voit (que ce soit les personnages, les actions ou les lieux) n’est sûr aux yeux du spectateur. Chaque personnage est pluriel et le fait qu’un seul et même chanteur incarne plusieurs personnages successivement accentue cette impression inconfortable. Hoffmann lui-même subit au fil des actes une métamorphose spectaculaire, qui se conclut au V (ou épilogue) par un très brutal retour en arrière et à la réalité.
Cette même ambivalence se retrouve dans l’agencement de la scène. Les décors de Chantal Thomas se transforment sous nos yeux, la poupée Olympia n’est pas une créature évanescente et flottant dans les airs mais se révèle être une vulgaire poupée propulsée par une machinerie aussi peu poétique que possible et qui se dévoile crûment à la fin de l’air d’Olympia. Les escaliers glissent et séparent après avoir rapproché les personnages, les superbes jeux de lumières de Joël Adam ajoutent à la confusion des sensations perçues, les ombres menaçantes se transforment en inoffensives silhouettes, bref nous sommes en plein dans l’univers fantastique des contes du poète Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Toute l’intelligence de Laurent Pelly aura consisté à restituer cette ambiance si particulière, qui devrait faire le charme de toute représentation des Contes d’Hoffmann.