« Je m’étais dit que si un jour j’abordais l’opéra, ce serait parce que je pourrais l’aborder comme j’aborde le théâtre, c’est-à-dire en tant qu’auteur. Et bien sûr, avec la collaboration essentielle d’un autre partenaire, le compositeur, qui n’existe pas au théâtre ».
Pour réaliser ce vœu d’écrire un livret original et non à partir de ses propres pièces – Thanks to my Eyes, Au Monde, Pinocchio – Joël Pommerat, écrivain de spectacle, aura dû faire les bonnes rencontres successives et obtenir les aides lui permettant franchir toutes les étapes en laissant, cette fois-ci, le temps au temps.
Sept années pour la gestation en symbiose avec le compositeur italien Francesco Filidei dont c’est le deuxième opéra. Une année entière pour écrire à la fois les paroles et la musique en divers ateliers d’essais de mise en mots et de composition musicale. Ceci en collaborant avec des chanteurs et musiciens afin d’élaborer un langage commun, d’imaginer le décor et les costumes. Puis, de mettre au point la vidéo avec Renaud Rubiano, les décors et la scénographie avec Eric Soyer, les costumes avec Isabelle Deffin.
Pour minuter, orchestrer, valider, répéter, il aura fallu ensuite un an de travail supplémentaire en divers lieux disponibles. Pas étonnant que le résultat de tant de passion aboutisse à un triomphe auprès des spectateurs pour une expérience d’opéra vraiment unique.
© Stefan Brion
Comme à l’origine de la plupart des œuvres lyriques qui empoignent le public, il y a ici une œuvre littéraire au contenu dramatique fort avec des personnages mémorables. Bien qu’il ait terminé sa courte vie à Paris – et écrit le scénario du film de Jean Renoir Les Bas-fonds d’après Gorki – la saisissante nouvelle éponyme de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine publiée dans son pays en1929 n’a été traduite en français qu’en 1989. Malgré cette origine russe, afin de rendre leur opéra universel et intemporel, Joël Pommerat et Francesco Filidei l’ont situé dans un pays indéterminé et un passé suffisamment proche pour être familier.
Les acteurs-chanteurs intensément habités évoluent de manière naturelle et fluide dans un décor frontal – réaliste mais plutôt glauque – compartimenté sur quatre niveaux reliés. Ils sont entourés au plus près, à la fois dans la fosse et dans les loges cour et jardin, par un orchestre de cordes, vents, piano, célesta et harpe auquel s’ajoute pléthore de percussions permettant de multiples bruitages très fins se mêlant à des dialogues elliptiques, obsessionnels mais hautement signifiants, rappelant un peu les poèmes à jouer de Jean Tardieu dans les années 1950. Moments de violence et scènes intimes mettent en évidence la solitude de chacun. Éclairage subtils et fractionnement de l’action permettent de représenter leur état mental.
L’histoire est ordinaire. Dans un petit immeuble, un couple sans enfant se décompose. À la mort de son père, avec lequel elle vivait seule au dernier étage, ce couple recueille une toute jeune fille dont le mari s’éprend ; il en devient férocement jaloux. Les voisins du dessus s’en mêlent avec bienveillance. Après un orage, la montée des eaux d’un fleuve non déterminé (très bien suggéré en vidéo) provoque la panique. Tandis que le couple, réfugié chez ses voisins, couche sur leur canapé où ils ont un rapport sexuel furtif, la jeune-fille dort dans la chambre des enfants. La décrue remettra chacun chez soi. Arrive le printemps, l’homme et la jeune fille sont de plus en plus proches. La femme délaissée découvrant qu’elle est enceinte, devient muette ; la musique donne à entendre son silence. Se sentant outragée, elle assassine la jeune fille et fait disparaître son corps. Après avoir accouché d’une fille, hantée par le souvenir de la jeune fille qu’elle a tuée, elle devient folle et succombe à son délire.
Les tessitures vocales ayant été minutieusement choisies et aussi grâce à une direction d’acteurs très exigeante, tous les interprètes – y compris les enfants dont les voix se mêlent au soprano juvénile de Norma Nahoun, doublée par l’actrice Cypriane Gardin – font vraiment corps avec leurs rôles.
Que ce soit Chloé Briot (La Femme) mezzo, presque soprano capable de monter brièvement au contre-ut, ou Boris Grappe, baryton clair, parfait dans le rôle essentiel et complexe de L’Homme, le ténor, Enguerrand de Hys dans celui du sympathique voisin, bon père de famille ou La Voisine attentive de Yael Raanan-Vandor servie par un beau mezzo grave ou encore le contre-ténor Guilhem Terrail au chant vibrant et lyrique qui interprète le Narrateur tout en assurant celui du policier, sans oublier Vincent Le Texier, campant un impressionnant médecin chantant en stacato de sa voix de basse expérimentée : tous se déclarent enrichis et heureux d’avoir participé à cette aventure au long cours.
Accrochés par le drame humain dans lequel ils pénètrent peu à peu, happés par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Emilio Pomarico, subjugués par un univers sonore fracassant tout en pouvant entendre soudain voler une mouche, les spectateurs demeurent, pour la plupart, fascinés durant deux longues heures. Un triomphe mérité !