Après le splendide Street scene proposé il y a quelques années, l’Opéra de Toulon remet à l’honneur Kurt Weill avec L’Opéra de quat’sous dans une production née à Metz et à Reims qui traduit l’intégralité du texte de Brecht, et cantonne donc à sa périphérie les interventions du musicien. Sans nul doute le scrupule qui pousse à respecter l’intégralité d’une œuvre est des plus légitimes et nous l’approuvons. Mais dans le cas du texte à dire dans L’Opéra de quat’sous, existe-t-il une vulgate intouchable ? Brecht ne l’a-t-il pas modifié à plusieurs reprises, après la création ? Serait-il donc criminel de s’en affranchir autant que possible ? Sans doute serait-il aisé de trouver, dans l’actualité, des évènements qui lui feraient écho. Mais pour les lyricomanes que nous sommes, c’est la musique qui donne de l’intérêt aux personnages, en conférant au texte une force dont à lui seul il est dépourvu. C’est l’approche résolument nouvelle, volontairement iconoclaste, qu’un compositeur de formation classique choisit d’imposer à un genre qu’il trouve passéiste et élitiste pour être proche de ses contemporains qui nous interpelle encore. Ce sont les passages chantés qui constituent la substance de l’opéra, jusque dans les détournements ou parodies. Non seulement la musique et le chant ont fondé l’œuvre, puisque ce sont eux qui donnent sens au titre, mais c’est d’eux qu’elle tient toujours son succès, parce que les mélodies et les harmonies inventées par Kurt Weill ont une résonance toujours intacte après bientôt un siècle, notamment grâce aux enregistrements dont elles ont fait l’objet. Ce succès a du reste un revers, certaines versions gravées pour la postérité s’imposant à nous au détriment des autres interprètes. Il faut donc s’efforcer de les oublier, le temps de la représentation.
Sophie Haudebourg (Polly Peachum) © Frédéric Stephan
La distribution réunie à Toulon convainc, malgré le handicap d’une langue dépourvue des rudesses d’un allemand sarcastique comme des caresses dont il est susceptible, et même si aucun interprète ne s’impose indiscutablement. Chez les dames, Sophie Haudebourg n’est plus adolescente mais fait vivre le personnage à la fois crédule et rebelle de Polly. Isabelle Vernet campe une Mrs Peachum aussi peu distinguée que possible d’une voix dont les éclats et les écarts semblent bien contrôlés. Anna Destraël, qui maîtrise assez vite un vibrato assez fort, porte bien la tenue légère et rend sympathique Jenny, la prostituée vouée à la trahison. Anna Maria Sarra unit au maintien que son éducation a inculqué à Lucy la détermination de son tempérament, qui s’exhale dans son air de fureur. Leur séducteur est dépourvu des signes extérieurs de la monstruosité criminelle publiée dans le prologue : le Macheath de Sébastien Lemoine est à cet égard exemplaire, assez brutal pour s’imposer, assez banal pour garder du mystère, un vrai antihéros d’opéra. Frédéric Longbois impose la franchise déconcertante d’un cynisme à toute épreuve et sa souplesse, tant physique que vocale, est l’image même de l’absence de rigueur morale de Peachum. Seul Jean-Philippe Corre semble bien fluet pour mériter le surnom de Tigre, même s’il met visiblement tous ses moyens en action. Les autres hommes sont irréprochables, acteurs de formation dont la voix bien posée leur permet de chanter avec conviction au pseudo-mariage. Mention bien aussi pour les chœurs, dont les interventions dans les finals sont véritablement grandioses, dans le génial porte-à-faux voulu par Kurt Weill entre l’inspiration musicale et la situation. Et aussi pour les choristes pleines d’abnégation qui jouent les prostituées en petite tenue. La direction musicale est assurée avec un enthousiasme non feint par Nicolas Krüger, aussi au piano, et onze musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Toulon. Si l’ouverture semble appliquée, d’une prudence excessive, le nœud se défait bientôt et l’équilibre entre rythme, couleurs et expressivité est trouvé et assuré. Quelques moments très beaux, l’introduction du deuxième acte, la mélancolie du piano après l’arrestation de Macheath, les modulations des cuivres, la réussite est indiscutable. Peut-on en dire autant de l’aspect théâtral ?
Le décor unique de Luc Londiveau pose trois grands murs en haut desquels court une balustrade coupée à cour par un escalier qui la relie à l’espace central. Du mur du fond, face au public, peut émerger une avancée qui sera tel ou tel espace en fonction des nécessités, magasin de Peachum ou chambre de Macheath, tandis qu’à jardin émergera en temps voulu la cage de la prison de Old Bailey. Ce dispositif est sans doute « brechtien » en ce que la balustrade permet à des spectateurs – le chœur par exemple – d’observer ce qui se passe à distance, donnant ainsi l’exemple au public lui-même invité par les pancartes annonçant le titre des chansons à rester conscient qu’il regarde un spectacle. Mais la mise en scène de Bernard Pisani nous semble tirer l’œuvre vers l’opérette et la revue – la danse des prostituées – autrement dit vers l’anodin. Le milieu – au sens scientifique – de l’œuvre est celui du sordide. On reste, par le choix des costumes et le soin des lumières, dans le léger. C’est peut-être un moyen de rendre supportable ce qui autrement ne le serait pas. Mais est-ce le meilleur moyen de servir une œuvre dont l’aspect corrosif est largement dû à la musique de Kurt Weill ? Après le brillant hommage qu’avait été Street scene on sort du spectacle avec l’impression d’avoir été témoin d’un malentendu…