Œuvre singulière à plus d’un titre, Das Lied von der Erde aborde d’abord la (vaste) question de la vie. Vie humaine – bien entendu – mais aussi élan vital, renouveau naturel, nouvelle vie – comme si toute « vie » ne pouvait se ressentir pleinement que par contraste avec son contraire ; comme s’il fallait mourir un peu chaque jour pour renaître le lendemain. Alors qu’il compose l’œuvre, Mahler sort de plusieurs drames quasi simultanés : sa fille Putzi est décédée, un diagnostic cardiaque lui interdit désormais toute pratique sportive – il aimait particulièrement la marche en montagne – et il est contraint de quitter l’Opéra de Vienne. À la fin de l’été 1907, il se plonge dans un recueil de poésies chinoises offert par son ami Theobald Pollak. Les textes se prêtent à une mise en musique et, au fur et à mesure qu’il travaille, Alma le voit revenir à lui-même : sorte de renaissance ou de résurrection (le thème est récurrent chez Mahler). Preuve que la question de la mort préoccupait le compositeur à ce moment, il trouva un subterfuge pour que ce qui s’apparente pourtant à une « symphonie pour orchestre et deux chanteurs » ne soit pas sa Neuvième – soit celle qui, pour Beethoven, Schubert ou Bruckner, fut la dernière. Lorsqu’il donnera à sa prochaine symphonie le titre de « Neuvième symphonie en quatre mouvements », il savait qu’il signait en réalité déjà la dixième. « Il croit ainsi avoir triomphé du Seigneur par la ruse », écrit Alma…
À la fois thème général et aboutissement du 40e Printemps des arts de Monte-Carlo, l’œuvre a fait l’objet d’une exécution remarquable le 6 avril dernier à l’Auditorium Rainier III. En première partie, « Musique pour violon et orchestre » de Rudi Stephan, dont le solo était virtuosement assuré par David Lefèvre, avait déjà permis à l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo de pénétrer au cœur d’une époque qui a mené l’expressivité musicale à ses sommets. Dans Das Lied von der Erde, il explore un spectre infiniment varié de nuances. Les effets d’imitation ou de citation de la nature elle-même sont amenés sans excès de mièvrerie ou de pathos. On salue un pupitre de vents particulièrement homogène et léger, donnant à certains traits l’élan de l’oiseau que Mahler a voulu inviter dans la partition. Kazuki Yamada a assurément une lecture personnelle de l’œuvre. Il n’hésite pas à perturber les tempi traditionnels (il s’affranchit même de toute mesure au milieu du « Von der Schönheit »), emportant toujours avec lui tant l’orchestre que les solistes qui semblent avoir bénéficié de répétitions de qualité (ce qui n’est pas une évidence en récital). Pene Pati offre une interprétation relativement homogène dans ses trois Lieder. Dès le premier, « Das Trinklied vom Jammer der Erde », il semble entrer dans une véritable lutte avec l’orchestre, ou avec la vie elle-même (ce que le texte suggère du reste : « Dunkel ist das Leben, ist der Tod »). La voix est souple et bien projetée, elle convient à merveille à cette musique. Le texte est globalement maîtrisé mais l’interprétation demande à être encore affinée pour faire place à la retenue qui est au creux d’une partition qui n’est pas seulement du côté de l’élan vital. Marie-Nicole Lemieux, en revanche, semble avoir intensément pesé le poids et l’élan à donner à la moindre note. Son interprétation est pleine de contrastes et d’aspérités. Le spectre entier de son nuancier vocal est exploré, allant de la douceur ou de l’affliction extrême à l’explosion jubilatoire. Les graves sont pleins, nourris et sonores, colorés et riches en harmoniques. Les aigus, fins et toujours ciselés. Son dernier Lied – « Der Abschied » qui, à lui seul, a une durée égale à tout ce qui précède – est une véritable leçon d’interprétation. Malgré un texte d’apparence un peu niaise, elle parvient à insuffler tous les sentiments par lesquels l’homme qui naît, vit puis meurt passe. On en sort émerveillé, ou peut-être tétanisé. Dans un dialogue final parfaitement mené avec le célesta, elle annonce l’éternel retour de toute vie (on se gardera ici de proposer une lecture nietzschéenne de l’œuvre) : « Ewig… Ewig »… Seule réserve à une proposition qui n’admet aucune ombre : fallait-il tenir à ce point le « g » final de « Ewig », transformant le mot en « Ewich » ? Pour paraître crédible, il fallait sans doute émettre au moins une critique…