Les premières mesures, comme arrachées aux entrailles de l’orchestre, clouent sur place. Alain Altinoglu empoigne la partition avec une passion qui ne se démentira pas pendant les 90 minutes de cette monumentale Symphonie « Résurrection ». Les orages mahlériens seront déchaînés avec une vigueur qui fera trembler les murs et les sièges du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, et les moments de lyrisme chanteront avec une nostalgie éperdue. Tous les amateurs d’un Mahler vu comme dernier surgeon du romantisme auront été comblés. Mais le chef ne se contente pas d’une approche sensorielle. Il fait preuve de rigueur, et sa gestion des masses sonores est en réalité très raisonnée. Attentif à toujours garder de la puissance sous la pédale, Alain Altinoglu développe au fur et à mesure de son avancée une conception de Mahler qui vise à unir les contraires dans une arche pensée sur le temps long. Plus d’une fois, sa lecture nous a semble s’inspirer de celle d’un autre mahlérien qui a cherché toute sa vie à unifier les pôles contradictoires du monde du compositeur : Zubin Mehta. On peut imaginer parrainage moins prestigieux. Mais le souvenir du splendide enregistrement du chef indien (Decca, plus que son remake tardif chez Teldec) s’est imposé plus d’une fois lors du concert.
Est-ce à dire que l’orchestre symphonique de La Monnaie s’impose comme un égal du Philharmonique de Vienne dans une de ses périodes les plus fastes (le mitan des années 70) ? On n’ira pas jusque là. Le son des cordes reste par moments un peu mince ; les cuivres et les percussions, trop fiers de leur mission, couvrent parfois leurs collègues, malgré la gestique du chef très attentive aux équilibres. L’orchestre de La Monnaie veut visiblement donner le maximum à celui qui est son directeur musical depuis 2017, et les instrumentistes donnent l’impression d’avoir mangé de la vache enragée. Mais la personnalité sonore de la phalange reste un peu anonyme dans ce qui n’est pas l’opéra, et la concurrence est rude dans une œuvre que tous les orchestres prestigieux ont enregistrée et réengistrée. On aura garde cependant de confondre le concert et le disque, et ce que donnent les artistes en ce beau dimanche ensoleillé tient de la plus authentique générosité musicale. Impossible de nommer tous ces instrumentistes qui vont de sommet en sommet, mais un coup de chapeau particulier est dû au pupitre des cors et aux deux harpistes.
Le bilan vocal est lui aussi positif. Ce qui n’avait rien d’évident au départ. Beaucoup d’exécutions perdent en intensité au moment de l’entrée de l’alto dans « Oh Röschen rot », tant il est difficile de passer du statut d’orchestre vedette à celui d’accompagnant. Tel n’est pas le cas ici, les cuivres ronronnant de plaisir pour offrir à l’alto de Nora Gubisch le tapis de velours le plus somptueux, afin qu’elle puisse déployer à l’aise ses graves tout en rondeurs. Le temps est comme suspendu aux consonnes égrenées par l’artiste, avant que la seconde partie du lied ne nous entrouvre la porte du ciel. Dommage que le final la voie un peu moins à son aise, les parties soli se trouvant dès lors déséquilibrées au profit d’une Ilse Eerens aux aigus cristallins, qui parvient à se détacher de la masse chorale grâce à une ligne d’une puissance et d’une netteté parfaites. Les chœurs ont mis les petits plats dans les grands, puisque ce sont pas moins de trois formations qui sont à la manœuvre : le Vlaams Radio Koor, le Chœur symphonique de La Monnaie et la Monnaie Chorus Academy, destinée aux élèves des écoles d’art et de musique. Aucune « couture » n’est discernable à l’écoute, et on jurerait que les différentes formations n’en font qu’une, avec un son parfaitement homogène. L’entrée, pianissimo et a cappella, donne le frisson. La puissance montera petit à petit, avec un contrôle du son qui force le respect, la plupart des chœurs ayant tendance à trop vite se déchaîner. La péroraison finale, en forme d’apothéose, où les dernières contraintes ont volé en éclat, débouchera sur une ovation debout de la part d’un public conquis.