Le 13 novembre 1868, Gioachino Rossini s’éteint dans sa demeure parisienne – aujourd’hui démolie, située 2 avenue Ingres dans l’actuel 16e arrondissement. Bien que retiré de la scène depuis longtemps, sa mort bouleverse l’Italie musicale, alors en pleine construction de son identité nationale.
Dès le lendemain, une idée germe : rendre hommage au génie disparu par une œuvre collective. C’est Giuseppe Verdi qui prend l’initiative. Le maître de Busseto propose qu’une messe de requiem soit composée à plusieurs mains par les grands noms de la musique italienne, chacun recevant une partie de l’ordinaire de la messe : « Kyrie », « Dies irae », « Sanctus », etc. L’ensemble serait exécuté le 13 novembre 1869, premier anniversaire de la mort de Rossini, à Bologne.
Sous la plume de Verdi, une lettre enflammée circule : « Rossini est mort. Avec lui disparaît la plus grande figure du siècle. Nous, musiciens italiens, devons lui ériger un monument digne de lui : une messe qui parlera pour nous tous. »
Le projet rassemble pas moins de treize compositeurs, parmi lesquels Antonio Bazzani – professeur de Puccini au Conservatoire de Milan –, Federico Ricci, surtout connu pour ses opéras comiques, Raimondo Boucheron, alors maître de chapelle au Duomo de Milan, et, bien sûr, Verdi lui-même, chargé de conclure la messe avec un « Libera me » d’une intensité dramatique saisissante. Tout semble en place pour que l’hommage voie le jour.
Mais le projet s’enraye. Derrière l’élan collectif, les querelles locales, les lenteurs administratives et les rivalités d’ego bloquent l’entreprise. La ville de Bologne, pressentie pour accueillir l’exécution, se désengage, les autorités hésitent, les conditions pratiques se délitent. Résultat : la Messa per Rossini ne sera jamais jouée. Les partitions rejoignent les archives, et le projet sombre dans l’oubli.
Mais Verdi refusera d’enterrer sa partition. Quelques années plus tard, à la mort du poète Alessandro Manzoni en 1873, il reprendra son « Libera me », le retravaillera et l’intègrera à son fameux Requiem.
Il faudra attendre plus d’un siècle, en 1988, pour que la Messa per Rossini soit exhumée et enfin exécutée dans son intégralité. Ce qui devait être un hommage immédiat se révèle alors un fascinant témoignage de la vie musicale italienne au XIXe siècle.
L’œuvre – si l’on peut considérer un tel patchwork comme une entité cohérente – trahit l’influence écrasante de Verdi. Seule la fugue du « Lacrimosa », signée Carlo Coccia, laisse entrevoir une réminiscence de Rossini à travers son Stabat Mater. Les numéros penchent nettement vers le théâtre plutôt que vers l’église. Si quelques compositeurs restent fidèles au contrepoint classique, la majorité succombe à des élans mélodiques et à des cabalettes d’inspiration profane. Privée de conception d’ensemble, la Messa per Rossini souffre d’uniformité dramatique : trop intense, au détriment des contrastes nécessaires à la respiration de toute œuvre, sacrée ou non.
© Amati Bacciardi
Pour clore sa 46e édition, le ROF a choisi à son tour d’exhumer l’ouvrage, en hommage à son compositeur identitaire et aussi en mémoire de Gianfranco Mariotti, décédé en novembre dernier, auquel le Festival doit son existence.
Las, l’intégrité de la commémoration est mise à mal par l’indisposition de Dmitry Korchak. En l’absence de doublure (!), le « Recordare Jesu Pie », composé par Federico Ricci pour ténor, choeur et orchestre, est purement et simplement supprimé. L’avant-dernier numéro, le « Lux aeterna » imaginé par Teodulo Mabelli pour les trois solistes masculins souffre du déséquilibre induit par la méforme du ténor, d’autant que Misha Kiria, comme dans l’Italiana la veille, fait assaut de puissance, entraînant Marko Mimica dans une excessive surenchère de volume. Cette même tendance a l’ostentation avait nuit auparavant au recueillement du « Tuba Mirum » et à l’effroi mystique du « Confutatis maledictis » – le premier confié au baryton, le second à la basse ; l’un et l’autre dotés de voix amples et solides, d’une noblesse manifeste, mais peu concernés par la dimension spirituelle de l’œuvre avec pour résultante, une impression de solennité plus extérieure qu’intérieure
Peut-être aussi parce que la direction musicale de Donato Renzetti ne peut renier son tropisme théâtral. Si l’architecture sonore reste un modèle d’équilibre, si l’Orchestra del Teatro Comunale di Bologna confirme, tous pupitres confondus, son excellence, si Catherina Piva laisse sourdre les intentions religieuses de l’œuvre dans un « Agnus Dei » a la ligne souple et à la juste ferveur, le Coro del Teatro Ventidio Basso, sollicité à chaque numéro ou presque, peine à conserver sa cohésion. Des séances de répétitions supplémentaires auraient sans doute évité quelques décalages et attaques hésitantes.
Mais survient en fin de messe, le « Libera me ». Soudain le discours musical s’élève ; le rideau se déchire ; le ciel s’entrevoit. En cause, la supériorité d’inspiration de ce dernier numéro sur les précédents, et l’interprétation de Vasalisa Berzhanskaya. La chanteuse, soprano pour la circonstance, se dresse, volcanique, face à l’orchestre et au chœur déchaînés puis parvient à contraindre sa voix au murmure – et l’on sent combien l’équilibre du chant tient à un fil, la fragilité de ce fil étant vecteur de sensations fortes. La précision, la projection, la largeur, la longueur, les couleurs, certes mais il y a davantage dans cette voix, qui hisse l’émotion musicale à des hauteurs vertigineuses, au point que si l’on était roi on donnerait son royaume pour la rééprouver : un élan, une intensité, une liberté – que l’on nomme feu sacré.