L’opérette s’extirperait-elle enfin du purgatoire dans lequel elle se morfond depuis plusieurs décennies ? Si tel est le cas, il faut inscrire au tableau d’honneur le nom des Frivolités parisiennes. La compagnie fondée par Benjamin El Arbi et Mathieu Franot s’emploie depuis 2012 à redonner vie au répertoire lyrique léger français des XIXe et XXe siècles. Pour preuve, Coups de roulis à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet. Un pur moment de bonheur.
L’œuvre, la dernière d’André Messager, n’est pas la plus connue de son catalogue. Allez savoir pourquoi tant elle s’affirme comme la quintessence du genre. Sur les lyrics souvent hilarants d’Albert Willemetz, un des plus grands paroliers de son temps (et au-delà), le compositeur a déposé une musique élégante et raffinée, d’une irrésistible séduction, où amour et humour s’entrelacent passionnément. La mélancolie va et vient le temps d’un couplet avant qu’un vent de bonne humeur ne balaye le brouillard sentimental, à la manière du coup de roulis qui, sur le cuirassé Montesquieu, pousse dans les bras de l’enseigne de vaisseau Kermao, la jolie Béatrice. La satire des mœurs politiques à laquelle son père, le député Puy Pradal, sert de prétexte n’a pas pris une ride – le rôle, créé par Raimu, est repris ici par Jean-Baptiste Dumora, l’arrière-petit-fils de Messager. Missionné pour inspecter le bateau, le haut-commissaire de la République est rattrapé par le démon de midi en la personne de l’aventurière Sola Myrrhis, sous l’œil effaré de son ancien amant le Commandant Gerville, désormais amoureux de Béatrice.
Cet imbroglio comico-romantique évoque pour Sol Espeche les séries télévisées des années 80. Sa mise en scène prend un plaisir communicatif à les pasticher. Toute ressemblance avec Les feux de l’amour ou La croisière s’amuse ne serait pas purement fortuite. Les trois actes de Coup de Roulis sont présentés comme les trois épisodes d’un soap-opéra imbibé d’eau de rose entre lesquels s’intercalent des séquences filmées qui résument les événements précédents. Dès la projection des premières images du générique, les rires fusent dans la salle. La caricature fait mouche. L’hilarité restera de mise plus de deux heures durant, jusqu’à l’inévitable happy end. Le clin d’œil parodique n’est cependant pas le seul atout d’une approche scénique inventive qui réussit l’exploit, délicat dans ce répertoire, de conduire le récit avec un naturel admirable. Textes parlé et chanté alternent sans que le passage de l’un à l’autre ne semble contrefait.
Coup de Roulis (Athénée Théâtre Louis Jouvet, 2023) © Renaud Delage
Le mérite en revient aussi aux interprètes, sans exception. Des premiers aux seconds rôles, chœur des cinq matelots inclus, tous remplissent les mêmes conditions de diction, de musicalité, de présence scénique, d’évidence vocale. Clarisse Dalles, Béatrice au charme affirmé, ni trop légère, ni trop pointue comme le sont trop souvent les sopranos d’opérette ; Irina de Baghy en vamp redoutable – la fameuse Sola Myrrhis – ; Christophe Gay, Kermao à l’insolente jeunesse – un jeune premier baryton, ce n’est pas si courant ; l’emploi est d’ordinaire réservé aux ténors – ; Jean-Baptiste Dumora, Puy Pradal fort en gueule et haut en couleur ; Philippe Brocard, commandant Gerville aux pieds d’argile comme le suggèrent des couplets de la quarantaine ciselés avec la nostalgie qu’exige cette réflexion douce-amère sur le temps qui passe ; Guillaume Beaudoin, Pinson gouailleur pourvu d’un seul air dont les innombrables jeux de mots font leur petit effet (« Quand on n’a pas le pied marin/Faut pas s’occuper d’la marine/Quand on connaît rien au turbin/Faut pas tripoter les turbines »)… Voilà des voix jeunes et saines capables de rendre justice à une œuvre qui mériterait d’être jouée plus souvent (la dernière représentation parisienne date sauf erreur de notre part d’octobre 1998. Et encore s’agissait-il d’une version de concert).
Dernier argument en faveur d’un spectacle à ne pas manquer d’ici le 19 mars, la direction d’Alexandra Cravero à la tête des musiciens des Frivolités Parisiennes, qui ensemble rappellent quel subtil orchestrateur est André Messager.