Plutôt que de parler d’abord comme on le ferait traditionnellement du spectacle dans son ensemble, commençons par un hommage à l’un des plus grands chanteurs actuels. On se demande à vrai dire si Huw Montague Rendall est capable de décevoir, tant chacune de ses prestations est un modèle d’intelligence, d’élégance et de beau chant. Son Papageno concentre le meilleur du chanteur moderne, à savoir une précision stylistique, linguistique et théâtrale à toute épreuve. Surtout, on sent que l’incarnation physique est toujours en phase avec l’incarnation vocale, sans hiérarchie entre les deux (ce qui explique peut-être le caractère aussi sain de cette voix). Le personnage est certes payant auprès du public, mais il l’incarne avec une forme de sincérité enfantine très touchante, le rendant plus immature que balourd. Tout est fait avec une telle innocence, une telle légèreté en un sens, que ses airs en deviennent émouvants, sans rien perdre évidemment de leur comique. Si le projet de l’opéra est d’élever le public par la glorification de l’idéal maçonnique, on n’y est pas tout à fait tant ce Papageno nous parait séduisant même en échouant à ses épreuves initiatiques. C’est de toute façon là l’une des grandes ambiguïtés de la Flûte.

The Royal Opera ©️2025 Johan Persson
Il faut aussi dire que face à lui le Tamino d’Amitai Pati n’a pas la même aisance scénique en ce soir de première, ou du moins semble moins pris en charge par la mise en scène. Après avoir traversé le rideau de scène en venant du public, invitant le spectateur à participer avec lui au rituel, son personnage fait surtout office de fil conducteur. Le chanteur convainc davantage, avec une belle ligne de chant, facile et souple. La voix, après un début un peu engorgé et manquant de projection, se révèle par la suite tout à fait séduisante, avec des aigus faciles et une douceur appréciable. Sa Pamina aurait dû être la soprano américaine Julia Bullock, qui a malheureusement dû annuler sa participation à la production à cause de soucis de santé récurrents. Lucy Crowe, initialement prévue sur quelques dates seulement, assure donc l’ensemble des représentations. Loin de l’angélisme un peu passif de certaines productions, sa princesse est tout à fait volontaire, aussi méritante que Tamino, et même assez drôle dans sa première apparition. La soprano britannique y apporte son charisme scénique, son allemand extrêmement naturel, mais aussi une sensibilité singulière désarmante. Peut-être du fait de sa fréquentation du répertoire baroque, on est particulièrement saisi par le soin porté à l’articulation, au phrasé, notamment dans un « Ach ich fühl’s » très incarné, plus ciselé que d’habitude. L’artiste est originale, très accomplie, avec une voix assez corsée mais néanmoins capable d’alléger sur de beaux aigus pianissimo.

The Royal Opera ©️2025 Johan Persson
Le couple royal est aussi saisissant qu’attendu, notamment avec La Reine de la Nuit de Kathryn Lewek, qui marque avec son « O zittre nicht » le premier temps fort du spectacle. Parfait compromis entre une voix ample et des suraigus désarmants de facilité, elle frappe immédiatement par son investissement dramatique. L’expérience du rôle qu’elle a chanté aux quatre coins du monde lui permet de tenter des nuances, des contrastes, qu’on n’y entend pas si souvent. Si le deuxième air sera un peu moins convaincant du fait d’un certain surrégime vocal (mais toujours aussi précis), la performance n’en est pas moins très impressionnante. Solomon Howard en Sarastro est un modèle de noblesse et de phrasé, notamment avec « In diesen heil’gen Hallen », superbe de conduite. Parfait scéniquement en souverain humaniste, idéal de moyens vocaux, il ne manque qu’un texte parlé plus naturel pour en faire une référence du rôle.

The Royal Opera ©️2025 Johan Persson
Les Trois Dames, bien que non caractérisées individuellement, ont une place centrale dans l’ouvrage, qui est ici parfaitement occupée par Hannah Edmunds, Ellen Pearson et Emma Carrington. Leur ensemble, très énergique, est homogène et aligné jusqu’aux consonnes finales, toujours bien sonnantes. Des courtes interventions solistes on retiendra notamment le quasi-contralto de la Troisième Dame, Emma Carrington. Les Trois Garçons sont ici chantés par des enfants, visiblement très bien préparés, tant leur prestation ne souffre d’aucun défaut de coordination ou de précision rythmique. Gâtés par quelques-unes des plus jolies trouvailles de mise en scène (le chariot ailé), on se demande simplement s’il est vraiment judicieux de les faire courir avant leur première intervention chantée. Il faut d’autant plus les saluer pour réussir à ne pas faire entendre d’essoufflement à leur jeune âge dans ces conditions.
Marie Jacquot, cheffe française qui poursuit une remarquable carrière à l’étranger, fait ce soir de beaux débuts à Covent Garden. Sa direction, maîtrisée de bout en bout, se distingue par une conduite exemplaire, aussi structurée que continue. Elle séduit particulièrement dans l’accompagnement des airs nobles, où elle trouve le tempo juste, et l’équilibre parfait entre expression et simplicité, qu’il s’agisse du « Dies Bildnis » de Tamino ou de « In diesen heil’gen Hallen » de Sarastro. Des oreilles habituées à des versions modernes plus baroqueuses pourront être frustrées par un manque de vie intérieure dans les passages plus rythmiques (l’ouverture), et par une certaine retenue dans les effets de « Der Hölle Rache ». C’est aussi là ce qui fait la singularité de cette version, digne et claire, mais jamais dans l’effet, allant plutôt dans le sens de la lecture philosophique de l’œuvre.

The Royal Opera ©️2025 Johan Persson
La mise en scène semble également faire ce choix là en plaçant l’action dans une cour royale européenne, dirigée par un Sarastro empreint de préoccupations intellectuelles (symbolisées par le globe, les arts, les écritures). Créée en 2003, la production de David McVicar fait le choix, comme beaucoup d’autres à sa suite, de refuser l’exotisme, évitant ainsi d’entrer en conflit avec les préoccupations contemporaines qui rendent le livret de Schikaneder difficile à représenter littéralement. Monostatos n’est donc qu’un courtisan répugnant parmi d’autres, sans différenciation ethnique (excellent Gerhard Siegel, toujours parfait dans les rôles de caractère), Tamino provient visiblement du même milieu que les gens de la cour, et toutes les références maçonniques à l’Egypte Antique sont évacuées. Le rite initiatique se déroule donc de manière assez rationnelle, comme un jeu d’entrée à la cour, et les éléments merveilleux peuvent être interprétés comme du théâtre dans le théâtre, de par le choix d’assumer les marionnettes, les ficelles, les masques. Le seul élément qui sort du cadre historique est le personnage de Papagena, traité avec très peu d’imagination et hypersexualisé.
La production, qui fonctionne par tableaux déconnectés les uns des autres, repose majoritairement sur une superbe scénographie de John MacFarlane : le décor peint final, la scène du suicide de Pamina avec cette grande fenêtre mouillée par la pluie, créent un véritable enchantement, de même que ce modeste chariot ailé qui arrive des cintres en portant les Trois Garçons. Le spectacle, tout à fait adapté à un public familial, est très plaisant, mais un peu hétérogène, et on peut se demander si aujourd’hui McVicar ne serait pas apte à en faire une nouvelle mouture plus cohérente : en l’état, le spectacle met du temps à démarrer, et on peine à comprendre le projet global. Par ailleurs, certains refus d’obstacle sont assez frustrants : les épreuves de l’eau et du feu ne sont ainsi qu’une répétition de scènes précédentes, certes magnifiquement éclairées par Paule Constable, mais sans merveilleux et peu compréhensibles pour un un public novice. Reste qu’il est très efficace auprès du public (y compris jeune), notamment dans les passages comiques, peut-être grâce au travail des responsables de la reprise, Ruth Knight et Angelo Smimmo.

The Royal Opera ©️2025 Johan Persson
La reprise de ce spectacle, joli mais imparfait, aurait pu être une occasion de remplir la salle à moindre frais pour une représentation de routine. C’est évidemment en partie le cas, tant on sent que le public est de toute façon acquis à l’œuvre, et ne cherche pas à être surpris par ce qui se passe sur scène. Néanmoins, l’intelligence et l’engagement de l’équipe musicale réunie ce soir réussissent à donner à cette représentation la sensation du beau qui dépasse celle du bien.