Mitridate pourrait-il devenir le nouveau Mozart à la mode ? Cette année, les seules séries de représentations à Montpellier, Lausanne et Madrid, sans compter les récentes productions de Berlin ou de Londres, voient cette pièce de jeunesse signée par un prodige de 14 ans réaliser une percée comme nous n’en avions pas vue depuis Cosi fan Tutte, infiniment plus rare sur les scènes que Les Noces ou Don Giovanni il y a encore vingt ans. Connaîtra-t-elle la même renaissance ? On peut en douter. Car à l’écoute de cet opera seria d’adolescent, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus chez son compositeur, entre l’extraordinaire précocité qu’il fait déjà sienne, et l’écart immense qui sépare cette œuvre de celles qui suivront juste après, ne serait-ce que le Lucio Silla créé deux ans plus tard dans le même théâtre milanais. L’Histoire, sans doute, se montre cruelle avec Mozart, en jugeant chacune de ses pièces à l’aune de ce qu’il a composé de plus indépassable. A ce petit jeu, il est clair que Mitridate ne parvient pas à maintenir dans chacun de ses airs le même niveau d’inventivité musicale, ni à rendre chaque mesure absolument nécessaire à la construction des personnages et au développement de l’intrigue. Génie des ensembles, Mozart ne nous offre ici qu’un seul duo, le poignant « Se viver non degg’io » qui fera dire au castrat Sartorino qu’il voudrait bien se faire châtrer une deuxième fois si le public le boudait. Pour autant, cette histoire de souverain solitaire et trahi, annonciateur de Titus et d’Idoménée, est plus qu’un simple prolégomène des coups de maître à venir.
Christophe Rousset a eu, depuis longtemps, le talent de voir au-delà des lieux communs sur l’enfance de l’art : auteur, en 1998, d’un enregistrement de référence au casting hollywoodien (Sabbatini, Dessay, Bartoli, Piau et même Florez dans le très anecdotique rôle de Marzio), le chef a toujours défendu Mitridate avec vigueur. Avocat convaincu, il le donne ce soir sans les coupures que d’autres n’hésitent pas à pratiquer au sein des récitatifs et de certains airs. Toute sa foi ne peut rien contre quelques longueurs, mais on admire, d’un bout à l’autre de la soirée, avec quelle énergie les Talens Lyriques empoignent cette partition, ne loupant aucune occasion de faire du théâtre en gratifiant chaque aria da capo de nuances toujours réinventées. Les teintes ambrées, les bois gorgés de sève, les cuivres presque exempts de la moindre scorie, tout ici nous raconte la touchante histoire d’amour qui relie cet opéra à cet orchestre.
Ardent partisan de Mitridate, Christophe Rousset réussit, dans le même mouvement, à se faire le meilleur allié de ses chanteurs, en organisant un discours musical où voix et instruments respirent véritablement ensemble, et trouvent des couleurs communes. Il n’y a qu’à entendre, et voir aussi, l’accompagnement plein de hargne qui seconde le Roi du Pont trépignant et capricieux de Levy Sekgapane. Quelques semaines après Montpellier, le ténor sud-africain emporte tous les suffrages avec sa composition d’un tyran haut en couleur et en grande voix, généreux en suraigus, en trilles, en sauts d’octave, au point que l’entracte sera placé en cours de deuxième acte, juste après un « Già di spietà mi spoglio » ébouriffant en guise de premier final enthousiasmant. Mais Sekgapane convainc tout autant dans une mort sur le souffle, peuplée de silences et de pianissimi impalpables. Jessica Pratt hisse son altière Aspasia sur de mêmes sommets de maîtrise vocale : les suraigus et les vocalises piquées de « Nel grave tormento » ne lui échappent pas plus que le legato et les graves de « Pallid’ombre ». Timbre cuivré, vibrato légèrement élargi mais toujours maîtrisé, souffle généreux (elle ne fut pas trompettiste pour rien !), c’est un Mozart grand format, mâtiné d’un savoir-faire purement belcantiste, que le public acclame avec joie. Rose Naggar-Tremblay peut compter sur sa forte présence pour camper un Farnace arrogant et détestable à souhait, mais dont le « Venga pur » captive davantage par son abattage scénique que par son intégrité vocale, entamée par des graves quelque peu sourds. De même, en Sifare, Vanessa Goikoetxa peut compter sur une voix ductile, moins sur des aigus détimbrés. L’homogénéité vocale de Nina van Essen, le timbre clair de Maria Kokareva et l’agilité d’Alasdair Kent achèvent de séduire une salle aux anges, acquise aux charmes de l’enfance de l’art !