C’est debout,comme le soir de la première, que le public salue la deuxième représentation d’Elektra au Festival d’Aix-en-Provence. Passée l’émotion, desserrée l’étreinte qui, le spectacle durant, prend à la gorge, demeure le souvenir d’un de ces miracles d’opéra où interprétation musicale, vocale et théâtrale se rencontrent puis se confondent au même niveau d’accomplissement.
On se doutait que la tragédie de Sophocle décapée au Karcher psychanalytique par Hofmannsthal inspirerait Patrice Chereau, lui dont le travail n’aime rien tant qu’exacerber la violence des sentiments. Sa mise en scène, illustrative, reste fidèle à l’esprit du livret plus qu’elle ne lui obéit. En phase avec notre époque éprise de paradoxe, elle se plait à ne rien cacher tout en suscitant l’interrogation. Les assassinats de Clytemnestre puis d’Egisthe ont lieu sous nos yeux. A la fin de l’opéra, Elektra ne meurt pas, ou du moins ne semble pas mourir, mais reste assise, les yeux grands ouvertes, comme pétrifiée. De joie ? D’horreur ? De douleur ? Peu importe. Ces quelques libertés prises avec un synopsis qui laisse peu de place à l’implicite relèvent de l’anecdote. L’essentiel est ailleurs, dans l’étude du geste réglé sur les mots et la musique jusqu’à ne former qu’un, dans la sculpture du mouvement qui fait du drame lyrique de Richard Strauss un vaste ballet mortifère. La force de ce travail tient à la manière dont il est entrepris, non pas indépendamment des interprètes mais en intégrant leur personnalité à la composition afin que rien ne semble artificiel.
Aurait-on pu envisager Clytemnestre séduisante si elle avait été confiée à une autre que Waltraud Meier ? La mezzo-soprano allemande lui prête sa beauté froide, sa silhouette élégante sanglée dans une robe noire et une voix dont l’aigu encore tranchant contraste avec le grave moins évident, utilisé pour insinuer plutôt qu’asséner, à l’opposé de ces reines au masque d’épouvante que l’on a coutume de distribuer dans le rôle. Aurait-on pu faire d’Elektra cette furie adolescente sans une soprano de l’envergure d’Evelyn Herlitzius ? Possédée, la soprano allemande ne se contente pas d’incarner la princesse avec la longueur et la puissance vocales inhumaines que requiert la partition. Elle l’habite avec l’opiniâtreté et l’énergie qui caractérisent le personnage tandis que le chant supporte sans flancher les coups de boutoir d’une écriture meurtrière. Moins investie scéniquement parce qu’il est impossible de faire autant, Adrianne Pieczonka, l’aigu inépuisable, épouse de la même façon, sans faillir, tous les contours vocaux de Chrysothemis. Seul face à ces trois mégères non apprivoisées, Mikhail Petrenko en Oreste tempère d’un timbre de bronze les excès de ses partenaires, faisant de son duo avec Elektra un moment de répit salvateur.
Les seconds rôles ne déparent pas les premiers, qu’il s’agisse des cinq servantes, de l’Egisthe de Tom Randle ou des glorieux vétérans que sont Donald McIntyre et Franz Mazura, déjà à l’affiche du Ring légendaire mis en scène par Patrice Chéreau à Bayreuth, et dont les noms tracent entre le passé et le présent comme un arc de triomphe.
A la tête d’un Orchestre de Paris transcendé, Esa-Pekka Salonen est l’autre triomphateur de la représentation. A l’instar de la mise en scène et des chanteurs, sa direction prend aux tripes, équilibrée, précise et, alors que l’on pense avoir atteint les limites du maelström sonore, capable de pousser l’intensité un cran plus loin, jusqu’à nous laisser, à la fin de l’opéra, pantelant et debout.