Il est des paroles qui, parfois, résonnent singulièrement. Lorsque les yeux de Pénélope se décillent enfin, au troisième acte, et qu’elle reconnait son époux sous les traits du misérable vieillard, l’euphorie la saisit et elle entame une péroraison extatique autour de ces mots : « Nous allons vivre ! ». Ce défi lancé à un avenir qui s’ouvre enfin, alors qu’il ne cessait de se dérober sous elle, combien des spectateurs présents au Capitole ce soir-là, ne l’ont-ils pas entendu pour eux-mêmes ? Comme un formidable pari que la musique – et une si belle musique en l’occurrence – allait les aider à gagner, nonobstant un quotidien si morose ?
Christophe Ghristi a eu la belle idée de programmer sur un week-end les Journées Gabriel Fauré (né en Occitanie il y a 175 ans) autour d’œuvres pour piano, de mélodies et, en ouverture, l’unique opéra, Pénélope, que Fauré mit six ans à parachever et donné ce soir-là pour une unique représentation. Œuvre bien trop rare, que ce soit sur scène ou au disque. Trop rare en effet car la qualité d’écriture (davantage certes que la dramaturgie) renvoie vers ce que l’on peut appeler le beau chant français ; le soin porté à la prosodie, dans un livret au charme désuet et admirable, est en tout point exemplaire. La version dite originale, c’est-à-dire avec seul accompagnement de piano, permet de ce point de vue de goûter sans entrave la richesse extrême du texte et le soin si particulier que René Fauchois a mis dans la confection d’un livret aux arabesques infinies. Gabriel Fauré, en maître de la mélodie française, nous livre du coup une pièce qui, lorsqu’elle est accompagnée du seul piano, nous renvoie délicieusement vers les salons auxquels il a tant contribué à donner une âme.
L’action de Pénélope se situe alors qu’Ulysse est parti depuis une vingtaine d’années ; Pénélope est pressée par ses prétendants à se choisir un mari. Ils découvrent le subterfuge qu’elle a mis au point pour en retarder l’échéance : défaire durant la nuit l’ouvrage entrepris (un linceul destiné à Laërte, le père d’Ulysse). Ulysse revient sous les traits d’un misérable vieillard et, rassuré par la fidélité de son épouse, parvient à se défaire des prétendants pour retrouver sa bien-aimée.
Beaucoup, dans la réussite de la représentation, reposait sur les épaules d’Anne Le Bozec qui a assuré seule (sans même un tourneur de pages !) et deux heures durant l’accompagnement au piano. Une performance qu’il faut saluer à sa juste mesure. Peu avant le début de la représentation, on apprenait la défection du chœur (pour raison sanitaire on le devine) ; du coup ce seront les servantes et les prétendants qui assureront les trois courtes interventions du chœur prévues dans la partition.
Autant les deux personnages principaux, Pénélope et Ulysse, sont musicalement bien caractérisés, autant les personnages secondaires, indispensables toutefois à la construction du drame, ne semblent pas avoir fait l’objet du même soin. Certes la partie d’Eumée, le vieux berger, pour être brève, n’en est pas moins touchante : elle est remarquablement servie par Frédéric Caton. La basse est solide, assurée et uniformément vaillante. Certes encore Euryclée est joliment dépeinte en fidèle servante de Pénélope et Ulysse, qu’elle reconnaît la première. Anaïk Morel et sa belle assurance livre une version qui nous donne envie de l’entendre dans des rôles plus conséquents.
© Patrice Nin
Les autres rôles sont toutefois musicalement plus pâles. On aurait aimé entendre les servantes, campées par Andreea Soare, Céline Laborie, Sonia Menen, Olivia Doray et Victoire Bunel, dont les voix s’accordent si bien, dans une partition plus riche. Moins d’unité vocale chez les prétendants, dont la disparité des voix rendait finalement assez bien la concurrence des personnages. Là encore, un sans-faute pour nos hommes, Mathias Vidal, Marc Mauillon, Enguerrand de Hys, Thomas Dolié et Pierre-Yves Binard.
Airam Hernandez est un Ulysse viril et amoureux. Maîtrise d’un bout à l’autre de la ligne mélodique parfois tortueuse et, surtout, une diction qui force l’admiration. A peine aurons-nous tiqué sur telle ou telle nasale approximative qui trahissait le non-natif, mais une excellente prestation d’ensemble.
Pénélope était Catherine Hunold ; elle est assurément une des plus belles voix françaises actuelles et l’a encore confirmé. Quel plaisir que cette maîtrise du legato, ces inflexions au millimètre et un timbre qui ne peut laisser indifférent. Son « Ulysse, fier époux » du I nous aura emporté. De temps à autre, quand la lame argentée perçait dans le chant, on se serait cru sous le charme de la grande Régine Crespin. Même assurance, même solidité implacable et même métal dans le médium ou le grave. Mais pourquoi diable l’avoir accoutrée de cette tenue, qui nous faisait penser à une lavandière, et qui détonait, les autres protagonistes étant tous en costume de récital ?
Au final, c’est la partition qui sort gagnante de la soirée. La version piano et de concert nous aura permis de profiter de chaque entrelacs d’une œuvre aux chromatismes chatoyants. Que cela n’empêche pas l’amoureux de Fauré de se plonger dans la version de Monte-Carlo (1913), pour goûter toute la richesse harmonique de l’orchestre fauréen qui, soyons honnête, nous aura un peu manqué.