L’Opéra du Rhin joue encore les pionniers pour cette nouvelle production de Turandot (en coproduction avec l’Opéra de Dijon) : comme dans le récent enregistrement dirigé par Antonio Pappano avec le gratin du chant actuel, cette matinée (fort tardive car débutant à 17h !) nous donne à entendre pour la première fois en France le final originel et complet composé par Franco Alfano, avant qu’Arturo Toscanini, qui dirigea la création posthume de l’œuvre, n’impose d’importantes coupures. Rendons grâce à Alain Perroux de ce choix audacieux : si nous ne crierons pas au chef d’œuvre absolu à l’écoute de ce (long) duo qui nous semble parfois sacrifier la subtilité, nous reconnaitrons sans hésiter qu’il rééquilibre la fin de l’œuvre et donne un peu plus de crédibilité au volteface ultime de Turandot. Et c’est loin d’être la seule qualité de cette Turandot strasbourgeoise !
La production a été confiée à Emmanuelle Bastet, qui transpose l’intrigue dans un monde contemporain, une Chine dominée par une dictature des médias. Nous sommes dans une sorte de télé-réalité morbide, dont le Mandarin (Andrei Maksimov) est le présentateur, et où le peuple se passionne pour l’exécution du Prince de Perse, en direct sur les écrans de leur mobile. Cette transposition intelligente ne va jamais à l’encontre du livret, et nous vaut de beaux moments, tels la découverte par Calaf de Turandot en vamp hollywoodienne sur écran géant, ou encore la foule qui filme en direct sur portable une Turandot comme égarée dans sa chambre au dernier acte.
La taille mesurée de la salle n’est pas propice aux vastes mouvements de foule, mais on reconnaît à Emmanuelle Bastet un sens du mouvement et surtout une attention pointue au jeu de scène. Elle s’appuie sur un dispositif scénique au demeurant simple, murs blancs percés de multiples portes, qui s’animent selon les éclairages (François Thouret) et les vidéos (Eric Duranteau). Les décors bigarrés d’une ville chinoise surpeuplée du début, envahie d’enseignes lumineuses, s’épurent au fur et à mesure pour aboutir à l’acte final à un cube nu, avec pour seul décor un grand lit aux draps de satin blanc défaits (décor on ne peut plus carsenien !).
Un des moments forts de la représentation est sans conteste la scène des énigmes : Turandot fend soudain la foule, robe en lamé, chaussures à talon à la main. Le sens du détail et une direction au cordeau nous rendent la princesse infiniment plus humaine qu’habituellement : le « In questa Reggia » est bien le récit d’une femme blessée et fragile. Par la suite, voyant que Calaf s’entête à vouloir la conquérir, elle remet ses talons, monte sur la tribune et reprend le rôle que le monde attend d’elle. L’armure qui s’était fêlée un moment se referme, et la princesse glaciale réapparaît.
Il faut dire que l’Opéra du Rhin a trouvé en Elisabeth Teige une interprète hors norme. Celle qui a fait les beaux jours de Bayreuth l’été dernier dans Der fliegende Holländer ou dans la Tétralogie, impressionne. Le timbre est voluptueux, la voix pleine et rayonnante sur toute la tessiture (du do dièse au contre ut)… et surtout le volume sonore est stupéfiant. On est pourtant loin d’une virago, l’interprète sachant plier cette voix torrentielle à des fins expressives. Dans ce contexte le cri d’horreur qu’évoque Turandot dans « In questa Reggia » nous crucifie, semblant parvenir directement de la nuit des temps.
Elisabeth Teige (Turandot) © Klara Beck
Difficile de rivaliser avec un tel phénomène, d’autant qu’on pourrait s’interroger sur l’adéquation parfaite des moyens d’Arturo Chacón-Cruz avec le rôle. La voix a certes pris de l’ampleur mais garde sa nature foncièrement lyrique et l’orchestration fournie de Puccini tend à couvrir le médium. Pourtant l’interprète ne triche pas, et s’appuyant notamment sur un jeu de scène engagé et un aigu facile et rayonnant, il campe un Prince atypique, plus juvénile et crédible dans ses élans amoureux qu’habituellement.
Adriana Gonzalez reçoit un triomphe au rideau. Évidemment le rôle de Liu, typique des femmes victimes du destin chez Puccini (aux côtés de Mimi et Butterfly), est payant. Mais la soprano guatémaltèque, qui reprendra ce rôle à l’Opéra de Paris la saison prochaine, convainc par sa voix fruitée dont elle sait modeler les phrasés et par de beaux allègements. Tout juste rêverait-on d’une plus grande fragilité dans la caractérisation.
Le reste de la distribution est sans faiblesse. On retrouve avec émotion Raúl Gimenez en Altoum : si le souffle s’est raccourci, il garde de l’autorité en l’empereur inflexible qui n’hésite pas à sacrifier sa fille.
Les trois ministres Ping, Pang et Pong sont parfaitement caractérisés par Alessio Arduini, Grégory Bonfatti et Eric Huchet. En trottinettes ou sur leurs chaises à roulette ils possèdent toute la vis comica nécessaire pour animer parfaitement leurs intermèdes doux-amers.
Eric Huchet (Pong), Alessio Arduini (Ping), Gregory Bonfatti (Pang) © Klara Beck
Rendons grâce enfin à la minutieuse mise en place de Domingo Hindoyan à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, dont les effectifs débordent dans les loges de côté de part et d’autre de la fosse. Économe de ses gestes, le chef forge avec minutie les masses orchestrales, sachant alléger pour équilibrer les forces avec la scène. On ne recherchera pas ici de tempi précipités ou d’audaces déplacées, mais une maitrise parfaite qui laisse s’exhaler les timbres parfois exotiques de l’instrumentarium. De même les chœurs combinés de l’Opera national du Rhin et de l’Opéra de Dijon, auxquels s’ajoutent la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, brillent par leur rigueur, créant de très beaux effets spatiaux dans la première scène.