Pour l’amateur d’art lyrique, assister à une représentation du Barbiere, comme à une de Carmen ou de La Traviata, c’est revenir à l’essentiel, c’est se voir rappeler, en quelques trois heures à peine, tout ce qu’est l’opéra dans son expression la plus pure. Même dans une soirée de répertoire comme celle à laquelle nous avons assisté hier, le génie irrésistible de la partition du Barbiere ne peut manquer son effet.
Le spectateur parisien est désormais familier de la production de Damiano Michieletto, créée à Genève en 2010, entrée au répertoire de Bastille en 2014. Malgré son âge, elle n’a rien perdu de son charme et de son efficacité. Figurant l’action dans une rue de Séville, dont les façades jaunes aux volets verts si méditerranéens dépaysent immédiatement, les décors permettent, en tournant la façade de la maison centrale, de découvrir l’intérieur de la demeure de Bartolo, sorte de maison de poupées grandeur nature sur trois étages où les personnages vont et viennent d’une pièce à l’autre, dévalent et remontent les escaliers à toute vitesse. Tout cela marche comme une horloge suisse, et les ensembles sont particulièrement réussis, ce qui est, selon nous, l’essentiel pour le Barbiere. Le final de l’acte I, où Almaviva s’introduit chez Bartolo déguisé en soldat ivre, fonctionne particulièrement bien avec son enchaînement de gags (parfois simultanés) : Rosina, Bartolo, Almaviva et Berta se trouvent coincés dans un mexican stand-off autour de la table basse du salon, armés chacun d’un cactus ; plus tard Figaro sépare Almaviva et Bartolo en brisant le quatrième mur et en passant sa main d’un étage à l’autre ; Bartolo tient tout ce petit monde en joue autour de sa table de cuisine en formica, puis lui et Almaviva se lancent dans un duel à coup d’armes culinaires improvisées. L’entrée de Basilio au deuxième acte, affublé d’un tuba porté en bandoulière ne manque également jamais son petit effet. Fourmillante de détails, mais sans pour autant distraire au point de gêner une écoute attentive, cette production fonctionne donc toujours aussi bien. Avouons cependant souhaiter que l’on change un jour les costumes de Rosina qui, s’ils ont jamais pu paraître seyants dans les années 2010, sont désormais aussi démodés que peu grâcieux.
© Agathe Poupenay
Côté voix, la distribution est assez hétérogène, mêlant grands habitués de l’œuvre et presque nouveaux venus. Déjà Berta à Bastille en 2016, Anaïs Constans ne chantait que cette première représentation, laissant la place à Margarita Polonskaya, membre de la troupe, pour la suite de la reprise. Avec son joli timbre fruité, elle offre à son air « Il vecchiotto cerca moglie » plus de jeunesse et de fraîcheur que n’en sous-entend le livret. Mais qu’importe ce décalage quand l’artiste est si agréable à entendre, faisant de ce personnage d’arrière-plan un des meilleurs aspects de la soirée. L’inénarrable Luca Pisaroni, dont on connaît bien la verve comique, campe ce soir Don Basilio, pour la seconde production seulement dans sa carrière. Son interprétation du personnage, moins grotesque que sournois et naïf, est excellente, évoquant par sa grande taille et sa minceur un Buster Keaton qui se serait perdu sous le soleil d’Espagne. Il prend visiblement un plaisir communicatif à distiller le texte de l’air de la calomnie, étirant le [s] de « sibillando », savourant les sonorités du mot « meschino ». Tout l’art consommé du chanteur ne parvient pas entièrement à faire oublier que le rôle appelle peut-être une voix plus large dans le registre grave, surtout pour les explosions de canon à la fin de son air. Mais sans doute c’est là faire la fine bouche, et nous nous inclinons devant l’intelligence de l’artiste. À ses côtés, son complice et patron, Bartolo, revêt les traits de Carlo Lepore, basse bouffe italienne dont on ne vantera jamais assez les mérites. Grand habitué du rôle, grand rossinien, il se jette à corps perdu dans ce Bartolo hautement comique, mais aussi inquiétant, lubrique, un brin huileux. Le timbre, très distinctif, pincé, un peu corsé – que le lecteur courre l’écouter s’il ne le connaît pas déjà, car il est indescriptible – convient à merveille au personnage et à la manière dont Lepore cisèle chaque mot. Dès sa première apparition au balcon de Rosina, on goûte son art du récitatif, presque naturaliste. Toute la palette de la basse bouffe est impeccable, depuis un chant syllabique absolument magistral, renversant dans « A un dottore della mia sorte », jusqu’à une voix de tête à en faire pâmer d’envie un contre-ténor de métier, dont il fait un usage généreux, aussi bien pour imiter Rosina que pour imiter le légendaire Caffariello bien aimé de Bartolo. C’est une performance impeccable, une leçon de chant rossinien.
Le trio de tête est un peu en-deçà, avouons-le. Le Figaro de Mattia Olivieri a du bagout, de l’aplomb, un beau baryton solaire et sonore, de l’italianità à revendre. Mais les passages les plus rapides sont quelque peu laborieux, et l’interprétation reste trop générique. L’air d’entrée notamment, quoique bien exécuté, manque de contraste et de jeu. Mais peut-être est-ce l’effet de la première et Olivieri gagnera-t-il en assurance, et donc en audace, au fil des représentations. Levy Segkapane offre à Almaviva des suraigus en voix mixtes sauves, une vocalisation imperturbable et sûre, une énergie qui va crescendo au cours de la soirée. Mais là aussi, trac de la première peut-être, il nous manque quelque chose, le ténor étant très en retrait dans les ensembles au premier acte, avant de se laisser entraîner et de finir la soirée par un « Cessa di più resistere » assez brillant. La mezzo américaine Isabel Leonard complète le trio. C’est pour elle sa dix-septième production du Barbiere, et sa grande connaissance du rôle se sent. Elle confère à sa Rosina un beau timbre de mezzo, chaud, rond, avec quelques aspérités bienvenues dans le grave. Et cette Rosina ne s’en laisse pas conter : des Bartolo, des Figaro, des Almaviva, elle en a vu. Si son « Una voce poco fa » manque un peu de solidité dans la vocalise – le trac, sans aucun doute –, son « Contro un cor » est impeccable de fougue, d’autodérision et de maîtrise vocale. Déjouant toutes les chausse-trappes du rôle, elle le maîtrise au point de détourner des vocalises vers des trépignements, des cris, des soupirs d’exaspération, puis de les reprendre en plein vol. Et l’artiste, visiblement, s’amuse beaucoup, cabotinant sans réserve, dessinant une Rosina assurée et convaincante.
Si, sur scène, le chœur d’hommes de l’Opéra de Paris est un peu en retrait, l’orchestre est également un peu routinier, ne paraissant pas vraiment emporté par la fièvre rossinienne du Barbiere. La faute peut-être à la direction très efficace, attentive au chanteur de Diego Matheuz, mais manquant un peu d’inventivité et d’intensité. Son Barbiere est tout à fait honorable, mais il pourrait avoir plus d’éclat et de verve, à l’instar de son ouverture qui, malgré de très beaux contrastes chez les cordes, reste assez commune.
C’est donc un joli spectacle de répertoire que nous offre l’Opéra de Paris pour cette fin de saison, rehaussé par la présence du Bartolo superlatif de Lepore et d’une distribution somme toute fort solide.