Zelmira, synonyme d’ennui ? – ainsi que l’écrivait Le Globe en 1826 lors de la création parisienne de ce dramma per musica, le dernier des neuf composés par Rossini à l’intention du public napolitain.
Retour en 1822. Le Pesarese présente au Teatro San Carlo son nouvel opéra. Le livret d’Andrea Leone Tottola est tiré d’une pièce de théâtre de l’auteur français Dormont de Belloy datée de 1759, elle-même inspirée de Métastase. C’est dire combien l’ouvrage hérite de conventions dramaturgiques qui nous sont devenues étrangères. L’intrigue empile complots et faux-semblants au détriment de la clarté émotionnelle. Devoir et politique prennent le pas sur des passions concrètes, ce qui peut dérouter le spectateur moderne habitué à des récits plus réalistes. Renforcée par l’absence d’exposition et par la primauté accordée à l’éclat musical sur la vraisemblance dramatique, cette difficulté d’accès joue en la défaveur de l’œuvre, sauf à la projeter dans un univers scénique aux codes adaptés à notre sensibilité contemporaine. En ce sens, le choix par le Rossini Opera Festival d’un metteur en scène disruptif et sulfureux comme Calixto Bieito se justifie.
Immersive en phase avec l’air du temps, l’approche exploite l’architecture de l’Auditorium Scavolini, une ancienne salle de basket à l’inconfort hélas inchangé depuis l’an passé. Le public prend place sur des gradins autour d’un plateau central constitué de panneaux de plexiglas rétro-éclairés, dans lequel s’intègre la fosse d’orchestre. Sur l’espace scénique ainsi délimité, les chanteurs se déplacent librement, parfois depuis les allées – renforçant l’impression d’immersion. Absence de décors ; costumes passe-partout ; quelques accessoires à vocation symbolique (un ours en peluche, des fragments de colonne, des casques, beaucoup de casques) : c’est d’abord par le travail sur le geste et sur les corps que se dessinent les rapports entre les protagonistes, jusqu’à la complaisance lorsqu’il s’agit d’utiliser la musculature sculpturale de Gianluca Margheri (notre voisin, abusé par le volume de ses pectoraux, les croira simulés par une cuirasse). Un brin de provocation – de la terre dont on se barbouille ; de l’eau dont on s’asperge… –, des personnages déconstruits (Eacide en ange, le prêtre en couche culotte) stimulent la réflexion mais ne peuvent détourner l’attention du défaut majeur que présente un tel dispositif : la configuration centrale de la scène, en dispersant les voix dans toutes les directions, réduit leur portée. En dépit d’une acoustique favorable, une partie du public se retrouve reléguée à la marge de l’écoute dès qu’un chanteur lui tourne le dos.
© Amati Bacciardi
Cet inconvénient se révèle d’autant plus frustrant qu’il affecte des interprètes de haut vol. A commencer par Lawrence Brownlee, stupéfiant dans le rôle d’Ilo conçu aux dimensions extra-terrestres de Giovanni David. La technique, superlative, se joue tant des multiples ornementations que de notes stratosphériques, à la hauteur vertigineuse assumée sans forfanterie, comme s’il s’agissait de contourner de simples graviers sur un chemin caillouteux. Le timbre, d’une fraîcheur inaltérée semble avoir gagné en brillant. L’égalité de la ligne, l’absence de rupture entre les registres renforcent l’impression d’évidence. Une ovation interminable – plus de cinq minutes –salue son air d’entrée, « Terra amica », un des plus redoutables sorti casqué de l’imagination impitoyable de Rossini. Le duo suivant voit le ténor affronter la soprano dans une joute de virtuosité, d’autant plus excitante qu’elle ne cède rien à la gratuité. Déjà formidable en Ermione l’an passé, Anastasia Bartoli a encore affûté ses armes belcantistes. La voix reste d’une ampleur impressionnante sur une longueur qui ne l’est pas moins. Les variations échevelées, l’engagement, l’intensité avec laquelle la chanteuse brandit les notes comme des poignards à la lame acérée s’accompagnent de nuances et d’allègements du meilleur effet, offrant un portrait abouti de Zelmira, reine orgueilleuse, épouse fidèle, fille dévouée et mère attendrie. Si on s’avoue moins emballé par le chant d’Enea Scala, heurté et trop en force, sa composition d’un Antenore névrosé répond aux intentions du metteur en scène. L’emprise trouble qu’exerce sur lui Leucippo est un des ressorts du drame. Bien que peu servi par la partition qui ne lui concède aucun air, Gianluca Margheri endosse d’une voix sonore à la ligne contrôlée la veulerie du conseiller et la place de choix que lui confère le parti pris scénique. À Marko Mimica en Polidoro fait défaut un surcroît de musicalité pour que transparaisse la tendresse et l’humanité du père derrière l’autorité du souverain. L’écriture d’Emma, la confidente de Zelmira, paraît de prime abord trop grave pour le mezzo-soprano de Marina Viotti. Mais la rondeur enveloppante du timbre alliée au métal incisif d’Anastasia Bartoli donne au duettino du premier acte une intensité singulière. Surtout sa grande aria met en lumière des affinités rossiniennes – revendiquées – faites de souplesse, d’égalité, de maîtrise du souffle et du bon usage d’effets subordonnés à la vérité expressive. Dans le rôle bref d’Eacide, Paolo Nevi, jeune ténor ombrien, capte immédiatement l’attention par la projection et la lumière de sa voix.
Sous la direction de Giacomo Sagripanti, chœur et orchestre réussissent à surmonter le déséquilibre sonore induit par le dispositif scénique pour faire corps avec le drame. Des tempi vifs mais expressifs révèlent toutes les subtilités de la partition, tissant un flux continu de couleurs, de tensions, d’inflexions qui oppose un démenti flagrant à la critique du Globe : Zelmira, antonyme d’ennui.