Il y a des articles qu’on préférerait ne pas écrire. Laisser la plume au repos, le feuille vierge, le silence vainqueur. Hélas, il faut bien s’y résoudre, et avouer notre immense déception, en espérant qu’elle n’a été que le reflet des imprécisions d’une première. Entre le mythique Atys (dont on espère depuis un moment la réédition en DVD) et cet Armide, il n’y aura eu qu’une seule autre tragédie de Lully dans le sillage de William Christie. (Thésée avec l’Académie baroque d’Ambronay).
William Christie disposait pourtant d’un matériau d’une extraordinaire richesse, considéré par la plupart des contemporains et jusqu’au Siècle des lumières comme le nec plus ultra de la tragédie lyrique. La partition très souple fait la part belle à l’orchestre, enchaîne avec fluidité les ariettes, monologues, chœurs et divertissements, ose des audaces harmoniques (« Venez, venez, haine implacable »). Le fameux récitatif « Enfin il est en ma puissance » qui clôt l’acte II, l’ample et noble Passacaille du dernier acte suffiraient à faire d’Armide un opéra d’exception. Il est bien plus que cela, de par son livret de très grande qualité, et par son touchant contexte. Il s’agit en effet du dernier ouvrage du tandem Quinault-Lully, et son succès auprès du public n’empêchera pas la semi-disgrâce du Surintendant. Le Roi n’assista à aucune représentation.
Nous avons réussi à tourner autour du palais enchanté grâce à cette introduction historique, mais la finesse des lecteurs impatients nous oblige à aborder la représentation elle-même, et ses déconvenues. Commençons par la mise en scène de Robert Carsen, esthétisante mais peu convaincante. Le propos en est simple : au cours d’une visite de Versailles à laquelle nous assistons sur un écran télévisé géant, Paul Agnew s’endort sur le lit du Roi. Il se réveillera à la fin de la tragédie qu’il aura vécue dans un songe. Sur ce canevas facile, Carsen transforme le Prologue en conférence avec Powerpoint sur Louis XIV, et nous laisse ensuite regarder des vidéos mal cadrées de Versailles qui obligent Christie à caler ses tempi sur les déhanchements de danseurs déguisés en touristes. Les actes I, II et V se déroulent ensuite dans un décor argenté-bleuté-gris épuré représentant la chambre du Roi avec sa balustrade et son lit à la française, dont l’ambiance rappelle un peu Atys.
Les éclairages comme les costumes transforment ce cadre en un clip publicitaire ininterrompu, entre Kenzo et Dior, où la bande d’Armide habillée en robe écarlate (y compris les hommes) ou en pardessus gris se convertit aux gestes saccadés de la tektonik. Les chorégraphies de Jean-Claude Gallotta sont inventives, sorte de danses baroques dévoyées, où les danseurs sont parcourus de frissons électriques. La scène du sommeil et la Passacaille lui permette de développer ce thème du baroque revisité. Hélas, Carsen ne prend guère le livret au sérieux, obligeant Christie à des reprises de ritournelles musicalement injustifiées (après la scène de la Haine), à des coupes honteuses (l’acte V scène 3 tombe tout bonnement à la trappe et l’on ne comprend plus pourquoi Renaud quitte Armide et à quoi sert l’acte IV) et à des contresens éhontés. Comme dans l’Alcina haendélienne, l’héroïne se suicide, au lieu de partir sur son char en menaçant le paladin de sa vengeance. Pour ceux qui penseraient que nous représentons un clan de traditionalistes grincheux qui ne jurent que par Ponnelle, Villégier, Strehler et Pizzi, il est utile de mentionner que Carsen a été hué lors des rappels (et que, oui, nous aimons les perruques). Enfin, tout l’acte IV est mitonné comme un intermède comique où deux randonneurs et leurs lampes de poche sont tour à tour attirés par une tentatrice nue.
Côté musique, la direction de William Christie n’a pas été à la hauteur de ses précédentes tragédies lyriques, qui se caractérisaient par la digne élégance et l’attention extrême portée à la prosodie. En dépit de l’excellence des Arts Flo, très cohérents et révélant de très beaux timbres notamment les bois, la vision d’ensemble a paru très « opératique », presque gluckienne, manquant de respiration, de relâchement, de poésie. Ce Lully avançant l’épée dans les reins nous a fait irrémédiablement songer à celui d’Hervé Niquet, ou d’Emmanuelle Haïm, broyé par l’urgence, constamment sous pression. Les divertissements n’ont pas été assez suggestifs, les ariettes peu dansantes et sans innocence (« Armide est encore plus aimable qu’elle n’est redoutable » par exemple). Paul Agnew a campé un Renaud fatigué dans les aigus tremblants, accusant même trou de mémoire dans la scène du sommeil. Néanmoins, le phrasé est impeccable, fruit d’une longue connaissance de ce répertoire. On regrette que le rôle n’ait pas été confié à Anders Dahlin, qui fait une fugitive apparition, et dont le timbre stable et clair eut parfaitement convenu. L’Armide de Stéphanie d’Oustrac est problématique, ou plutôt classicisante pour être précis. Les nuances sont pauvres et excessives, le phrasé très allongé, sans ces innombrables césures qui ponctuent les alexandrins et octosyllabes, la diction parfois brouillonne avec de « e » de fin souvent artificiels (oubli de « Ah, si la liberté me doit être ravie »). Mais ces défauts sont largement compensés par une incarnation forte et sulfureuse. La magicienne sarrasine (le côté croisade est totalement oublié ici) est avant tout une femme instable, insatisfaite et capricieuse, loin des dilemmes abstraits entre l’Amour et le Devoir.
Pour le reste du casting, Claire Debono et Isabelle Druet font valoir des timbres clairs même si un peu forcés, l’Hidraot de Nathan Berg était d’humeur bougonne avec des graves voilés. Marc Mauillon a tenté de draper de dignité vocale un Ubalde ridiculisé par la mise en scène, Marc Callahan totalement insuffisant a ajouté à un timbre aigre des problèmes de justesse et de rythme. Heureusement, la très convaincante Haine de Laurent Naouri a fait honneur au génie récitatif lullyste.
Au final, cette Armide façon Jeff Koons ne laissera que peu de souvenir au réveil. « On ne pourrait plus faire Atys. » déclarait la semaine dernière William Christie au Monde. C’est hélas vrai.
Viet-Linh NGUYEN