Manfred Gurlitt (1890-1972)
NANA
Opéra en 4 actes et 7 tableaux (1933)
Texte de Max Brod
d’après le roman d’Émile Zola (1879)
Peter Schöne ( Le comte Muffat), Ilia Papandreou (Nana)
Mise en scène : Michael Schulz
Décors : Dirk Becker
Costumes : Renée Listerdal
Nana : Ilia Papandreou
Comte Muffat de Bensville : Peter Schöne
Marquis de Chouard : Dario Süß
Lieutenant Philippe Hugon : Richard Carlucci
Gustave, son frère : Vazgen Ghazaryan
Bordenave, directeur de théâtre : Máté Sólyom-Nagy
Zoé, femme de chambre de Nana : Julia Neumann
Fontan et Vulcain (dans l’opérette) : Juri Batukov
Francis et Zeus (dans l’opérette) : Erik Fenton
Blanche (actrice) : Franziska Krötenheerdt
Clarisse (actrice) : Susanne Langbein
Simonne (actrice) : Stephanie Johnson
Une actrice : Corina Krücken
Auteur / charbonnier : Ralph Heiligtag
Un journaliste / un homme : Reinhard Becker
Un journaliste / un homme : Christoph Dyck
Un journaliste / prince exotique : Ji-Su Park
Madame Tricon / voix de Pomaré : Katharina Walz
Le garçon : Mark Mönchgesang
Officier de police : Jan Rouwen Hendriks
Pomaré : Rosemarie Deibel
Orchestre philarmonique d’Erfurt,
chœurs lyriques du Théâtre d’Erfurt
sous la direction d’Enrico Calesso
Erfurt, Théâtre, 14 mai 2010
Une autre Lulu
Personne n’ignore le roman d’Émile Zola Nana, neuvième de la série des Rougon-Macquart. Anna Coupeau, fille de Gervaise et de son amant Lantier, se lance dans une vie de luxe et de débauche afin d’échapper à la pauvreté. Elle débute aux Variétés dans une opérette de troisième ordre, La Vénus blonde, qui lui permet sinon de déployer des talents artistiques qu’elle ne possède pas, du moins de montrer tous ses attraits. C’est ainsi qu’elle devient une femme entretenue, d’abord par un banquier véreux, ensuite par un acteur. Quittant l’un et l’autre, déjà déçue par la vie, elle aura alors à cœur de ruiner tous ceux qui l’approcheront, jusqu’à son frère Gustave qui se suicidera de désespoir. Sa liaison finale avec le comte Muffat, chambellan de Napoléon III, lui permet de continuer à détruire plus encore tout ce qui l’entoure, manière de se venger de sa condition populaire sur l’aristocratie. Elle termine sa vie pitoyablement dans une sordide chambre d’hôtel, rongée par la petite vérole et abandonnée de tous, tandis que retentissent dehors les clameurs de la déclaration de guerre à la Prusse qui marquera la fin de cette société corrompue par le vice.
Ce roman, tout imprégné de vulgarité et d’obscénité, constitue l’une des œuvres majeures d’Émile Zola. Les adaptations au cinéma ne l’ont pas toujours bien servi : on se souvient bien de Martine Carol dans le film médiocre de Christian-Jaque (1954), moins du chef-d’œuvre muet de Jean Renoir, avec Catherine Hessling dans le rôle titre (1926). Un film américain avec Anna Sten (1934) peut se laisser oublier. Mais juste l’année précédente, en 1933, le compositeur allemand Manfred Gurlitt écrit sur le même thème l’un de ses neuf opéras resté aujourd’hui quasiment méconnu : interdit par les Nazis, il ne fut créé qu’en 1958 à Dortmund ; on note en France une série de représentations à Bordeaux en 1967. Autant dire qu’il s’agit d’une rareté qui, bien à tort, ne fait pas courir les foules, et que l’Opéra d’Erfurt a néanmoins le courage de présenter dans le cadre d’une programmation dense et originale. L’œuvre, totalement contemporaine de Lulu et proche par le sujet, est néanmoins beaucoup moins novatrice, évoquant Verdi, Puccini (Turandot), Richard Strauss, Lehar et même Gerschwin.
La production est somptueuse à tous points de vue, et digne des plus grandes salles internationales. Le vaste décor à transformation de Dirk Becker reste sobre tout en évoquant de manière efficace les nombreux lieux de l’action. Les innombrables costumes de Renée Listerdal recréent avec justesse la période des années 30 où l’action a été transposée. Et la mise en scène de Michael Schulz rend particulièrement justice à l’œuvre, qui suit de très près le roman de Zola. Un personnage a été ajouté, Pomaré, vieille femme qui accompagne en la commentant la déchéance de Nana (sensationnelle Rosemarie Deibel), avant de précipiter tout ce beau monde dans la Seconde guerre mondiale, tout comme Zola l’avait fait en achevant son roman sur la déclaration de guerre franco-prussienne. La représentation ridicule d’une Olympe d’opérette ringarde est fort drôle. Une pluie de pétales de rose, une Nana se reposant sous le regard de ses admirateurs dans un lit quasi mortuaire couvert de fleurs, la cervelle du suicidé venant éclabousser d’une immense tache rouge le lit blanc, des chœurs scéniquement parfaits, hyper professionnels, on pourrait multiplier les exemples de scènes qui s’enchaînent avec un mécanisme d’horloge : bref, un travail scénique si accompli que l’on ne peut que se laisser conduire pas le déroulement inéluctable du jeu théâtral.
Bien sûr, n’est pas Lulu qui veut, mais Ilia Papandreou se sort avec honneur d’un rôle difficile et d’une mise en scène non moins délicate. Car au-delà d’un personnage qui évoque irrésistiblement le « Madame reçoit à toute heure » de La Dame aux Camélias revue par Gotlib et Alexis (Cinemastock), elle doit assurer une présence physiquement solide, si j’ose dire, puisqu’elle subit les assauts de tout le monde (y compris du garçon d’étage), dans les positions les plus avilissantes, et cela jusqu’à et même au-delà de sa mort finale. Courtisane de luxe sinon de haut vol, elle montre bien à chaque instant ses origines faubouriennes, en même temps que l’évolution de son personnage. Vocalement parlant, cette jeune chanteuse déjà rompue aux premiers rôles, notamment verdiens et mozartiens, s’assure grâce au travail de troupe si efficace, les bases nécessaires à une possible carrière internationale. La voix est belle, puissante et large, le jeu affirmé dans ce rôle écrasant : une personnalité à suivre.
La plupart des nombreux personnages secondaires nécessite des voix de premiers rôles. L’ensemble de la jeune troupe est tout à fait remarquable : Peter Schöne, Dario Süß, Richard Carlucci et Vazgen Ghazaryan sont notamment particulièrement convaincants tant vocalement que scéniquement. Le jeu outré de Julia Neumann (Zoé) est un peu en décalage – d’autant que la voix de la cantatrice met du temps à se mettre en place – mais sans doute cette manière de jouer a-t-elle été imposée par le metteur en scène. On aura enfin noté la belle prestation de Katharina Walz. La direction d’orchestre d’Enrico Calesso est tout aussi exceptionnelle dans la mesure où il est assez rare de voir un chef être aussi attentif à ce qui se passe sur scène : il apporte une maîtrise technique qui ne peut que sécuriser les chanteurs dans cette œuvre difficile, en même temps qu’une grande variété de couleurs sonores.
En résumé, une œuvre à découvrir et une belle production qui mériterait d’être fixée sur DVD, confirmant ainsi que le jeune opéra d’Erfurt est en train de prendre rang parmi les grandes salles européennes.
Jean-Marcel Humbert