Jouant la diversité mais pas la facilité, le festival Lyrique-en-mer donne, en alternance avec le tragique Otello de Verdi, le dernier des opéras bouffes de Rossini : La Cenerentola. Compte tenu des effectifs et du calendrier serré, c’est un second challenge : vingt-deux concerts en vingt-huit jours — Messa di Gloria dans les églises de l’île comprises. Ainsi, directeur musical et instrumentistes, jeunes chanteurs et équipe technique sont-ils pratiquement chaque jour sur le pont.
La Cenerentola (sous-titrée Le Triomphe de la bonté) a été annoncée par Rossini comme un melodramma giocoso. Disons-le d’emblée, Richard Cowan a privilégié le mot giocoso. Cependant s’il a estompé le drame humain, il ne l’a pas pour autant désensibilisé. Tandis que sa mise en scène débordante pétille, elle sait aussi charmer et émouvoir par sa spontanéité juvénile maîtrisée. Les nombreux gags, mimiques et scènes d’ensemble sont réglés au cordeau. Souvent originaux, les effets comiques sont lisibles, de bon goût, synchronisés avec la musique endiablée pour ne pas dire diabolique du cygne de Pesaro. On est impressionné par la précision du chant, la netteté de l’émission, la clarté de la diction et surtout l’engagement dramatique de ces jeunes artistes de diverses nationalités. Il faut dire qu’ils sont brillamment soutenus par un orchestre de chambre de solistes pourtant peu habitué au belcanto (hormis sans doute l’excellent hautboïste). Au côté d’un merveilleux quintet de cordes aux sonorités soyeuses, on remarque le flutiste français Nicolas Duchamp. Auteur d’une réduction qu’il conduit de manière raffinée et colorée pour rester au plus près de la partition originale, Philip Walsh sait adopter des tempos qui ne risquent pas de faire trébucher les chanteurs durant les périlleux passages comme le rondo final d’Angelina. Réussissant à caractériser les personnages avec des moyens financiers restreints, les costumes ne manquent ni d’une certaine élégance ni d’inventivité.
Côté masculin, les principaux rôles sont judicieusement distribués. Avec sa stature gigantesque et longiligne — il mesure deux mètres — et son beau crâne chauve à la Yul Brynner, le baryton américain Jason Switer est un Don Magnifico saillant. Sa technique vocale est solide, son jeu dramatique vif à souhait. Particulièrement réussis son air de l’acte II « Sia qualunque delle figlie » et le fameux duo « un segreto d’importanza » avec Dandini dans lequel ces deux basses chantantes rivalisent de virtuosité. Plus ambigu, le personnage de Dandini fait le lien entre le comique et le dramatique sous-jacent « Ma al finir della nostra commedia che tragedia che nascer dovrà ». Le jeune baryton américain Jonathan Beyer, à la déjà foisonnante carrière internationale, incluant récemment le rôle titre du Barbier de Séville sous la baguette de Lorin Maazel, a du punch. Sa voix bien timbrée, son émission franche et son physique sympathique devraient lui assurer de belles années. Quant au baryton basse Christopher Job, Alidoro, bien qu’il ne soit pas un rossinien aguerri, il réussit à tirer son épingle du jeu dans la vertigineuse aria « Là del ciel nell’ arcano profondo » où la capacité respiratoire du chanteur est mise à rude épreuve. Beaucoup plus à son aise que ses partenaires dans ce répertoire, familier pour lui, le jeune ténor di grazia portoricain, Javier Abreu, fait ici ses débuts en France. S’ils ne sont pas rayonnants, les aigus sont faciles, la voix est bien projetée, le timbre assez caressant, le style idoine. Un charmant Don Ramiro que l’on aimerait réentendre aussi dans d’autres rôles.
Sans avoir d’air individuel (celui de Clorinda du deuxième acte est, comme presque toujours, coupé) les sœurs d’Angelina n’en sont pas moins fort remarquées car remarquables de drôlerie. Par leurs costumes fous, leur jeux de scènes un peu outranciers et leurs contorsions sans vulgarité, Richard Cowan a fait d’elles un contrepoids visuel hilarant aux acrobaties vocales des trois mâles bouffe. Toute deux possèdent indéniablement la vis comica. Ce don surprend d’autant plus chez la mezzo américaine Joanna Wernette, Tisbé, lorsqu’on l’a entendue l’avant-veille dans la sage Emilia d’Otello. Seule chanteuse française de la distribution, la soprano, Louise Pingeot, Clorinda, poursuit actuellement sa formation à l’École Normale de Musique de Paris et fait partie du programme « jeunes artistes » du festival bellilois. Le rôle titre est dévolu à une séduisante mezzo américaine Karin Mushegain dont la jeune carrière se déroule aux États-Unis. Cette Angelina, récemment interprétée dans le Tennessee à Memphis, marque ses débuts en France. Si elle en montre un visage souriant, joue avec une grande sensibilité, chante très juste sans forcer sa voix et avec une grâce qui la rend touchante, elle manque du brio belcantiste que l’on attend dans ce rôle écrit pour voix de contralto — à défaut de mezzo avec de bons graves, possédant une grande agilité dans les vocalises et un tempérament ardent qui parfois fait surface : « Addio speranza ». Pour l’instant, malgré un petit vibrato qui devrait se corriger, Karin Mushegain est très loin de démériter. Son charme vocal et son talent d’actrice donnent plutôt envie de la revoir dans des personnages plus légers.
Dernier détail, qui témoigne du professionnalisme de ce festival-laboratoire : dans un souci de clarté pour un public qu’il souhaite retenir ou convertir au chant lyrique, les surtitres français ont été entièrement revus. Une attention rare !
Version recommandée :Rossini: La Cenerentola | Gioacchino Rossini par Claudio Abbado