Après une journée maussade où averses et rafales de vent pouvaient laisser craindre le pire, les éléments se sont apaisés en fin d’après-midi, pour laisser place à une superbe soirée d’été, tiède et calme sous le ciel étoilé de Provence. Les conditions propices à laisser s’épanouir la musique dans le Théâtre Antique d’Orange, où les spectateurs étaient venus très nombreux pour écouter le chef-d’œuvre de Verdi servi par quelques unes des meilleures voix du moment. C’est ce que souhaitait en son temps Toscanini, qui aurait affirmé que pour réussir un Trouvère, il suffisait de réunir les quatre plus grands chanteurs du monde. Il est surprenant que le maestro dont les exigences étaient légendaires, n’ait pas mentionné le chef, sans qui notre plaisir ne saurait être complet, comme l’a démontré ce spectacle.
Aux quatre interprètes suggérés par Toscanini, il convient d’en ajouter un cinquième, celui de Ferrando, superbement incarné ici par Grigory Shkarupa. La jeune basse russe, que les parisiens ont pu applaudir en juin dernier dans Sémiramis au Théâtre des Champs-Elysées où il incarnait Oroe, possède un timbre sombre aux reflets mordorés et une voix large qui lui confère l’autorité que réclame son rôle. De plus, la grammaire belcantiste n’a aucun secret pour lui, toutes les ornementations de son air « Abbietta zingara », en particulier les nombreuses appoggiatures qui parsèment cette page, sont rigoureusement respectées. Son récit, qui répand la terreur parmi les gardes n’en est que plus impressionnant. A ses côtés le Comte de Luna trouve en Aleksei Isaev un interprète de choix qui possède un timbre de bronze homogène et une belle projection. Son air « Il balen del suo sorriso », parsemé de jolies nuances, met en valeur son impeccable legato et la cabalette qui suit, sa virtuosité exemplaire. A l’acte IV sa grande scène avec Leonora est pleinement convaincante tant sur le plan théâtral que vocal. Côté féminin, la voix sonore et bien timbrée de Claire de Monteil ne passe pas inaperçue en dépit de la brièveté de son rôle. En revanche force est de reconnaître que le passage des ans a laissé quelques traces sur l’instrument de Marie-Nicole Lemieux qui fut une belle Azucena en 2014 à Salzbourg, déjà aux côtés d’Anna Netrebko. A présent le registre grave, devenu confidentiel, a perdu sa profondeur d’antan et l’aigu est émis aux prix d’efforts douloureux pour les oreilles. Elle campe néanmoins un personnage tout à fait intéressant. Dans son grand récit du deuxième acte, « condotta ell’era in ceppi », elle met les quelques stridences de ses notes les plus élevées au service de son interprétation. Enfin au dernier acte, son duo avec Manrico « Ai nostri monti » délicatement nuancé est empreint d’une nostalgie poignante.

La Leonora du Trouvère est sans doute l’un des meilleurs rôles verdiens d’Anna Netrebko, qui l’a chanté sur les plus grandes scènes européennes et dans de prestigieux festivals, comme Salzbourg ou Vérone. C’est pourquoi elle se montre très à l’aise sur le plateau où elle se déplace avec grâce et un port de reine, vêtue de vert dans la première partie et d’une somptueuse robe bleu nuit dans la seconde. Ses deux grands airs, en particulier « D’amor sull’ali rosee », lui permettent de déployer un timbre capiteux qui n’a rien perdu de sa richesse et de nous régaler avec d’ineffables aigus flottants, suspendus comme des rayons lumineux, qui lui ont valu une interminable ovation. La fréquentation de rôles plus lourds comme Turandot ou Lisa dans La Dame de pique qu’elle vient d’incarner à Vienne, n’a en rien altéré sa capacité à exécuter trilles et notes piquées ainsi qu’à vocaliser avec précision comme dans la redoutable cabalette « Tu vedrai » qui suit le Miserere, dont elle aborde la reprise pianissimo. C’est d’ailleurs une version intégrale de la partition qui nous est proposée avec la totalité des reprises, en particulier celles des cabalettes qui sont toutes doublées. Qui d’autre que Yusif Eyvazov est capable aujourd’hui de proposer un Manrico aussi abouti ? De toute évidence le ténor a beaucoup travaillé pour parvenir à ce résultat. Son maintien en scène et son jeu sont désormais exemplaires, sa voix n’a rien perdu de sa puissance et son timbre s’est éclairci. Il parsème sa ligne de chant de nuances délicates comme en témoigne son magnifique « Ah si, ben mio » qu’il conclut par une cadence inédite. Les deux couplets de « Di quella pira » sont chantés dans le ton avec une facilité déconcertante et couronnés par un aigu rond et brillant qu’il tient jusqu’à la dernière note de l’orchestre pour le plus grand plaisir des huit mille spectateurs qui exultent bruyamment. Enfin, signalons l’excellence des Chœurs des Chorégie et de l’Opéra Grand Avignon remarquablement préparés par Alan Woodbridge pour les Chœurs de l’Opéra d’Avignon et par Stefano Visconti pour la coordination finale.
Qu’est-il arrivé à Jader Bignamini qui avait offert aux Parisiens une Force du destin passionnante en 2022, et une Adriana Lecouvreur tout aussi aboutie la saison dernière avec les deux mêmes solistes dans les rôles principaux ? Fatigue passagère ? A la tête de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, sa direction molle, ses tempos alanguis et sa vision d’ensemble imprécise, notamment dans la première partie, sont pour le moins décevants. Dommage.
Pour conclure, signalons que l’absence de mise en scène ne s’est nullement fait sentir. Le site du Théâtre Antique constitue à lui tout seul un décor somptueux, les projections sur le mur, en accord avec les lieux de l’intrigue, sont pertinentes, et les chanteurs, dont les principaux ont déjà interprété cet ouvrage, se déplacent sur la plateau avec naturel, sans le secours d’un directeur d’acteurs.