Le Théâtre des Bouffes du Nord inaugure sa saison 2023-24 avec une reprise de la Traviata polymorphe de Benjamin Lazar. En 2016, la presse était unanime, et depuis le spectacle n’a rien perdu de sa fraîcheur ni de sa hardiesse formelle.
Lazar, flanqué des arrangeurs Florent Hubert et Paul Escobar, reprend l’œuvre phare de Giuseppe Verdi en la rendant hybride. Le livret original de Francesco Maria Piave se conjugue au modèle de l’opéra, le roman La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, ainsi qu’à d’autres poètes particulièrement parisiens, aux vers capiteux, tels que Baudelaire ou Christophe Tarkos. Si Lazar se propose de ressusciter « les fantômes de ce Paris en plein essor industriel », c’est avant tout une grande aventure structurelle qui tient le public en haleine deux heures durant.
L’orchestre verdien est réduit au format d’un petit ensemble : flûte, clarinette, cor, trompette, trombone, violon, violoncelle, contrebasse et – à la fois stéréotype et astuce technique pour étoffer le son – un accordéon. S’y ajoute un piano qui permet notamment aux chanteurs et comédiens de rejoindre leur collègues instrumentistes, car dans ce spectacle, la frontière entre les disciplines est fluctuante. Les arrangements sont habiles, virtuoses même, et atteignent un certain degré d’espièglerie musicale, précisément lorsque la musique s’éloigne de Verdi en ouvrant de nouvelles voies dramaturgiques. Au début de l’œuvre, un rideau de gaze transparente déborde sur l’avant-scène. L’on entend un rythme martelé de techno. Les personnages, tous convives d’une soirée enjouée et bien arrosée, s’y engagent et, à mesure qu’ils en ressortent, la musique épouse graduellement la partition de Verdi, passant de sonorités plus contemporaines au corps de l’opéra. Ce type de transformation continue déterminera tout le spectacle. Parfois la musique s’effrite, est répétée en boucle ou gelée tel un arrêt sur image. Les moments les plus touchants ne s’accompagnent que de fragments, d’objets sonores accrochés dans l’espace. Puis, le brio de Verdi reprend ses droits dans une allégresse jubilatoire ou, au contraire, une spiritualité contemplative.
Le même dégradé entre original et filtrage s’observe au niveau du texte, qui passe du français à l’italien (surtitré), de Piave à Dumas avec quelques incursions de Baudelaire ou Tarkos, parfois projetées aux murs du théâtre. Des répliques parlées répondent au chant et vice versa, l’un l’emportant sur l’autre. Le défi – et l’attrait – principal de ce dispositif est sans aucun doute l’exigence faite aux interprètes d’être à la fois comédiens et chanteurs, de pouvoir endosser les deux rôles. La Violetta de Judith Chemla, ancienne pensionnaire de la Comédie Française, qui co-signe aussi la conception du projet, est parfaitement à la hauteur de cette tâche. Sa voix, agréablement voilée, est d’une grande légèreté qui se prêterait aussi à l’opérette. Désarmante, pleine de franchise et de coquetterie, elle campe un personnage qui, d’abord superficiel et grisé par la vie de courtisane (et par des substances psychotropes), l’est de plus en plus par la maladie et des sentiments profonds. La mort et la fête seraient-elles la même chose ? Dans la mise en scène de Lazar, cette transformation s’opère brusquement dans l’épisode du père d’Alfredo Germont qui, demandant à Violetta de rompre avec son fils pour sauver l’honneur de la famille, détruit la désinvolture de la jeune femme et la rend par là même plus mature. En l’espace de quelques minutes, Giorgio Germont (Jérôme Billy), loin d’être un monstre, passe du piano qui l’aide à surmonter la maladresse initiale, au dialogue et finalement au chant. Au début de l’acte, Violetta s’accompagnait elle-même au piano. Damien Bigourdan, véritable ténor de belcanto, souple et puissant, conçoit un Alfredo tout aussi paradoxale, tantôt maladivement timide, tantôt sujet aux accès d’émotions, sans toutefois être dépourvu d’humour. Ainsi, le climax du duo d’amour « Un dì, felice, eterea » consciemment surjoué avec le ténor à genoux, tombe à plat puisque la Traviata ne lui prête déjà plus attention. C’est cet humour qui se marie si bien aux nombreux changements de perspective, entre chant et texte parlé, sérieux lyrique et frivolité de cabaret, les uns mettant en lumière les autres. Après l’entracte – Alfredo vient d’affronter son père – un échange hilarant a lieu entre le Médecin (Florent Baffi) et Flora (Élise Chauvin), parlant de la drogue, de la mort et du son des carotides… Si l’on apprécie le baryton au grave soyeux et le soprano ludique, c’est cet épisode entre improvisation et intermède shakespearien qui permet aux deux interprètes de déployer tout leur talent comique.
Au même titre que les chanteurs et comédiens, les musiciens sont amenés à dépasser leur domaine habituel. Que ce soit en chantant – le corniste de l’ensemble, Benjamin Locher, assume aussi le rôle du Baron Douphol, volage et intempestif – ou bien en récitant. Une scène poétique de chiromancie, par exemple, se produit entre Violetta et un trio de clarinette, violon et violoncelle. Les instrumentistes sont presque toujours sur scène. Ils semblent regarder et juger quand ils ne participent pas à l’intrigue. Parfois, cela crée des tableaux ressemblant à une nature morte, ce qui correspond parfaitement au clair-obscur des lumières de Maël Iger ainsi qu’au décor mi-serre mi-champ de fleurs d’Adeline Caron. Cette remise en question du rôle du musicien évoque certains principes du cycle Licht de Karlheinz Stockhausen, dont Lazar a mis en scène Donnerstag à l’Opéra Comique en 2018 (avec Damien Bigourdan dans le rôle de Michaël).
Cette approche, qui résiste au camouflage en montrant les mécanismes du théâtre, convient au lieu mythique que sont les Bouffes du Nord et aurait sûrement plu à son ancien locataire Peter Brook. Au moment final – le rideau de gaze du début sert désormais de linceul – la scène disparaît dans le noir aux mots de Violetta « Mais je reviens à la vie », élidant les exclamations des autres personnages ainsi que l’irruption orchestrale prévues par Verdi. Une fin ouverte qui, fidèle à l’esprit du spectacle, résorbe un aspect de l’original pour en libérer d’autres.