Revoir une production qu’on a beaucoup aimée et qui a laissé des traces pérennes dans les mémoires, c’est évidemment prendre le risque de la déception ; confronter des souvenirs enthousiastes à la réalité peut parfois s’avérer douloureux. Rien de tel pourtant ici, et tout ce que j’écrivais avec ferveur il y a deux ans sur le Macbeth mis en scène par Krzysztof Warlikowski, j’y souscris toujours aujourd’hui, entièrement.
Je prendrai donc la liberté de renvoyer le lecteur à mon article d’alors pour tout ce qui a trait à la description du spectacle et aux intentions du metteur en scène : c’est le désir inassouvi d’une descendance qui conduit le couple Macbeth à l’escalade d’exactions nécessaires pour prendre le pouvoir, pour le garder et qui conduit ensuite à la déchéance puis à la folie, si bien décrites par la mise en scène. Est-ce le fait que l’effet de surprise n’y est plus, ou qu’on s’habitue aux pires horreurs, les outrances du spectacle m’ont paru moins criantes, moins gratuites que lorsque je les ai vues pour la première fois. D’autres références cinématographiques me sont aussi apparues, au-delà des citations explicites tirées de Pasolini, on ne peut pas ne pas penser, par la façon dont sont traités les enfants, comme des adultes en miniature, à Peter Greenaway dans Le cuisinier, le voleur sa femme et son amant.
L’obsession des chemises tachées de sang, d’un sang qui n’est soluble dans rien et qui finit par maculer tant Lady Macbeth que son mari comme image de la faute originelle, les références à la fuite en Égypte ou au massacre des Saints Innocents filmés par Pasolini, bref les références bibliques, me sont aussi apparues plus clairement à la deuxième vision. Mais tout cela ne fait que confirmer l’impression générale d’un spectacle extrêmement riche, où il se passe sans cesse plusieurs choses à la fois, où chaque détail fait sens, le tout porté à l’échelle grandiose du Grosses Festspielhaus (près de 2.200 places) dont Warlikowski élargit encore l’espace en utilisant abondamment les deux proscéniums situés de part et d’autre de la scène principale pour y disposer les chœurs.
Et si sur la scène, quasi rien n’a changé, qu’en est-il de la distribution ?
Dominant largement le casting vocal, Asmik Grigorian (Lady Macbeth) reste éblouissante, totalement investie dans le rôle. Sa prestation ne connait aucune faiblesse, on pourrait citer chacun de ses airs comme un exemple de présence à la fois vocale et scénique. Elle éblouit sans cesse par sa solidité, sa projection et sa détermination à incarner le rôle de façon radicale, c’est à cela (notamment) qu’on reconnait les grands artistes.
On retrouve aussi le Macbeth de Vladislav Sulimsky, avec les mêmes petites réserves qu’en 2023, ayant trait principalement à une voix moins puissante qu’attendu, mais qui se développe en cours de représentation, alors que la mise en scène le montre de plus en plus diminué physiquement, coincé dans un fauteuil roulant. Son appel à prendre les armes, à la fin de l’acte IV est à la fois poignant et dérisoire, magnifique. Toujours investi du même rôle de Banco, Tareq Nazmi fait une très forte impression vocale, il dépasse en volume et en impact la prestation de Sulimsky, avec une surprenante richesse de timbre. L’air « come dal ciel precipita » dans lequel il prend congé de son fils au début de l’acte II est magnifique de noblesse, à la fois poignant et somptueux.
Mais il y a aussi des nouveaux venus dans cette production : les deux ténors Charles Castronovo (Macduff) et Davide Tuscano (Malcolm) ne figuraient pas dans la distribution initiale. L’américain Charles Castronovo, né à New-York mais qui a fait ses études en Californie, a fait forte impression. La voix s’impose facilement, brillante et claire, et il a une sorte d’autorité naturelle qu’il transmet généreusement au rôle. Tuscano, italien comme son nom l’indique, voix puissante également, au caractère plus réservé, a déjà abordé dans sa jeune carrière plusieurs rôles verdiens, dont il semble vouloir se faire une spécialité. La jeune mezzo moldave Natalia Gavrilan complète impeccablement la distribution dans le rôle de la femme de chambre de Lady Macbeth.
La prestation des chœurs est remarquable de bout en bout, par la masse des troupes réunies, tout d’abord, qui débordent de partout et forment une cohorte compacte très impressionnante, par la qualité du travail de détail ensuite, très perceptible par exemple dans le magnifique chœur aux accents patriotiques « Patria oppressa » au début de l’acte IV, qui voit les écossais dénoncer la tyrannie de Macbeth devant un décor vidéo d’arbres agités par les vents. A ce chœur très vaste, sont encore adjoints un nombre considérable de figurants, dont énormément d’enfants, très présents dans cette mise en scène, et tous dirigés très sobrement (sauf au moment des saluts, où visiblement ces malheureux n’avaient pas reçu de consigne…).
C’est un Philippe Jordan très à son aise qui dirige le Philharmonique de Vienne, excusez du peu, la qualité des orchestres étant, en plus des castings fabuleux, un des atouts non négligeables de Salzbourg. Et il faut sans doute attribuer à la chaleur ambiante les quelques écarts d’intonation entendus aux cuivres tout au début de la soirée, vite corrigés pas la suite.
Alors que toute l’équipe musicale, solistes, orchestre et chœurs étaient très chaleureusement applaudie, le public volontiers conservateur de Salzbourg a réservé un accueil très mitigé à Warlikowski et sa troupe, on pouvait s’y attendre.