Le Royal Opéra House continue la tétralogie initiée il y a un an et demi autour du duo Antonio Pappano / Barrie Kosky. Les deux creusent la même veine fertile en cette première journée et donnent une cohérence supplémentaire à cette lecture « anthroposcénique » de l’épopée wagnérienne.
L’ancien directeur musical, nommé premier « conductor laureate » du ROH juste avant le lever de rideau en remerciement de ses 22 années à la tête de la maison propose une lecture limpide et nerveuse. L’enchevêtrement des Leitmotive reçoit la même attention que lors du prologue et l’orchestre brille dès les premières mesures : la tempête d’ouverture, mordante et crescendo, installe le spectateur dans l’ambiance urgente et poisseuse du huis clos du premier acte. Fréquemment, soyeux et rubato viennent embellir cette architecture solide et soutenir le lyrisme et le romantisme sans ostentation. On apprécie le détail global et l’attention portée au plateau que ce geste ample et dépouillé met au service du drame.
Barrie Kosky de son côté tisse d’une main habile les deux fils rouges initiés pendant Das Rheingold. L’ancienne Pachamama – servi par le magnétisme de l’actrice Illona Linthwaite – revit impuissante la lente destruction du monde par ses propres enfants. Juchée sur une toute petite tournette, elle s’étourdit d’un spectacle cataclysmique, deuxième axe force de cette tétralogie : la terre de cendre, les arbres calcinés, les héros morts, carcasses de cendres friables. L’humanité fait peine à voir : police brutale (Hunding), femme battue à peine contrebalancée par une Fricka aristocratique et égoïste ; héros mi-gamin des rues mi-vétéran d’une guerre moderne tétanisé par le stress post-traumatique ; Wotan commandant suprême, certes animé par Eros mais ayant déjà succombé à Thanatos. Ce dispositif fonctionne à l’économie de moyens tout en proposant des images fortes : Siegmund recouvert de son sang et de la sève du monde qui meurt, les yeux dans les yeux avec son père, Brunnhilde aspirée dans l’arbre du monde auquel Wotan met le feu. Surtout il s’anime grâce à une direction d’acteur minutieuse et prenante.

La distribution vient couronner cette solide proposition. Les huit Walkyries remplissent leur office de manière incendiaire, parfois au détriment de la cohésion de leurs ensemble. Soloman Howard n’a guère qu’à ouvrir la bouche pour incarner un Hunding autoritaire au timbre presque trop distingué pour le chef de meute. Sa protectrice, Fricka, trouve en Marina Prudenskaya une interprète charismatique, au-delà de la scène de dispute autour d’une Rolls Royce, c’est bien la conduite du discours, la puissance de la voix qui dessinent une déesse aristocratique gardienne du bon droit. Stanislas de Barbeyrac offre de son côté un portrait très original de Siegmund. Il en dispose désormais de l’ambitus et des moyens. Les amateurs de « Wälse » mâles en auront pour leurs décibels. Pourtant dans le panorama des ténors wagnériens, le français apporte une science des nuances et des couleurs rafraîchissantes. Natalya Romoniw avait la lourde tâche de remplacer Lise Davidsen. Moins volumineuse que sa consœur, elle dispose néanmoins de moyens conséquents qu’elle magnifie par une technique excellente et une présence scénique naturelle. Le personnage, malmené au départ, désespéré puis résolu, est crédible de bout en bout : le chant, ses nuances et ses inflexions épouse cette incarnation scénique. Dans la même veine, Elisabet Strid maîtrise toute la grammaire nécessaire à la composition de Brunnhilde. L’aigu est parfois un peu court dans les appels de son entrée mais on apprécie le trille qui n’est pas sacrifié. En ce soir de première, la soprano se voit contrainte à l’économie dans le dernier acte, la fatigue vocale l’emportant. Elle s’en tire avec les honneurs grâce à un sprechtgesang bien maîtrisé. Christopher Maltman enfin réunit toutes les qualités de ses partenaires de scène : endurance, puissance, sens des nuances, charisme scénique… aussi abouti que son Dieu du prologue, cette Walkyrie le voit justement triompher.