Le Grand-Théâtre est comble, et le concert commencera avec un quart d’heure de retard (1). La soufflerie du chauffage, très sonore, se fera entendre durant la soirée. Voilà qui augure mal de celle-ci.
Partager le bonheur de faire de la musique ensemble, avec nos différences, malgré et – surtout – à cause des conflits dont nous sommes les témoins impuissants, mieux faire connaître les richesses de nos cultures, ne voilà-t-il pas le beau projet que portent depuis bientôt un quart de siècle Daniel Barenboïm et son West-Eastern Divan Orchestra ? La démarche du festival « Les Nuits d’Orient », qu’organise la capitale bourguignonne, s’y apparente, et, pour la seconde édition, le Chœur de l’Opéra de Dijon renouvelle sa participation. Ainsi, son chef, Anass Ismat, qui commença ses études musicales au Maroc, a-t-il associé, outre cinq remarquables musiciens, Hasnaa Bennani, elle aussi originaire du royaume chérifien. C’est une découverte car nous ne la connaissions que dans le répertoire baroque où elle excelle auprès des plus grands chefs. Le programme aurait pu s’intituler « Hommage à Fairouz », une des grandes divas de la musique arabe moderne (elle a 88 ans) qui fut une interprète unanimement reconnue. Son empreinte sur la chanson moderne, intégrant des mélodies traditionnelles, reste vivace. Elle chanta la plupart des oeuvres inscrites au programme de ce soir. Conçu avec soin, celui-ci permet de renouveler l’attention, à la faveur des pièces instrumentales propres à valoriser chaque instrument. Ce seront ainsi une douzaine de pièces vocales, parfois a cappella, qui alterneront avec les solistes du quintette. Il ne s’agit pas de musique arabe classique, mais de pièces empruntées au grand répertoire populaire, traditionnel comme relevant de la chanson. Même en ignorant tout des subtilités propres aux genres, aux formes, aux cycles rythmiques complexes, l’auditeur est captivé par la musique.
Dès la première mélodie (Yumma), qui commence sur des bourdons vocaux, l’auditeur est séduit. Les motifs obstinés confiés aux basses introduisent la voix de Hasnaa Bennani. Malgré la chaleur de l’émission, le soutien de la ligne, on oublie ses prestations baroques tant elle semble dans son élément, naturel, transfigurée. La subtilité raffinée du chant, ses inflexions, son engagement physique (en costume traditionnel) vont guider notre voyage. Zourouni, seconde pièce, a donné son titre au concert. Egalement arrangée avec chœur par le chef, son aspect responsorial, les intermèdes instrumentaux traditionnels font bon ménage avec une polyphonie qui fleure l’Occident. Il faudra attendre le mouachah andalou (2) pour entrer de plain pied dans la tradition. Nous ne le connaissions qu’à travers l’interprétation instrumentale de Jordi Savall, Billadi askara – renoue avec le passé, où le chœur n’intervient qu’à l’unisson. D’autres succéderont, pour notre plus grand bonheur, de caractères différents, avec des rythmiques changeantes. Toujours Hasnaa Bennani, accompagnée par les instrumentistes et le chœur, parfois divisé (hommes et femmes), nous enchante. Ainsi dans Shaghili bilhusni badron, vocalise-t-elle au-dessus de son chant, voix aérienne, colorée, qui semble improviser. Le fonctionnement responsorial, fréquent, devient habituel pour l’auditeur. La voix du joueur de qanoun (cithare sur table), Mohammmed Rochdi M’farredj, nous vaudra deux chansons syriennes enchaînées, sur bourdons, avec chœur à l’unisson, puis en polyphonie, auquel se joignent les instruments. C’est un régal. Du Marocain Abdessadeq Cheqara, une chanson (A bent e’ bladi) emprunte largement à Albeniz (3). Pourquoi pas ? D’autant que l’arrangement polyphonique est réalisé avec goût. Les harmonies, hispaniques, se distinguent de celles de la plupart des pièces du concert, l’Andalousie est proche du Maroc.
Les chœurs, à l’unisson (4), ou en polyphonie, ont avec une incroyable aisance assimilé les modes, les inflexions mélodiques, les mélismes et l’accentuation qui caractérisent l’ensemble des pièces. Les unissons pourraient laisser penser que nous nous trouvons sur l’autre rive de la Méditerranée. Le bonheur à chanter et à jouer est visible, communicatif. Seul regret, l’absence de traduction, ou de résumé, des paroles.
Chacun des musiciens est virtuose de son instrument. Leur jeu est passionnant. On retiendra le nom de Moncif Ihsane, maître du Tar, tambour sur cadre avec cymbalettes, dont les frappes permettent la plus large expression, rythmique, évidemment, mais aussi harmonique, puisque trois timbales seraient impuissantes à émettre une palette aussi riche en hauteurs.
Une chanson tunisienne, sans doute narrative, aux nombreux couplets, précède Ya rayeh, dont la partition, qui retient les huit mesures du thème, a été distribuée avec le programme de salle. En effet, avec le sourire dans la voix, Anass Ismat, qui dirigeait, se tourne vers le public pour procéder à un apprentissage rapide, aidé par les interprètes. Miracle, la plupart des auditeurs se sont levés et chantent, en communion avec les artistes. Les acclamations éclatent et c’est le cœur ensoleillé que chacun affrontera la grisaille froide qui l’attend à la sortie.
(1) Incorrigibles, certains auditeurs, parfois âgés, accèdent à leur place – après avoir dérangé ceux qui étaient ponctuels – alors que l’heure est très largement passée. (2) forme vocale complexe, sur des poèmes arabes classiques de l’Andalousie. (3) le premier thème, caractéristique, allegro grazioso, de « la Fête-Dieu à Séville « (Ibéria, premier cahier, n°3). A signaler qu’un chant séfarade use de ce même thème, sans doute commun aux cultures issues des religions du Livre (judaïsme, christianisme andalou, islam). (4) le chant classique arabe, exclusivement mélodique, confie au chœur, à l’unisson, le timbre chanté par le soliste. Dans les deux mouhachahat au centre du concert, ces unissons si exigeants atteignent la perfection.