Forum Opéra

10 juin 1865 : le philtre de celui qui n’avait pas encore connu d’amour heureux

Partager sur :
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Partager sur whatsapp
Partager sur email
Partager sur print
Zapping
10 juin 2025
Tristan et Isolde était créé voici 160 ans à Munich

Infos sur l’œuvre

Détails

Richard Wagner connaissait sur le bout des doigts la légende de Tristan et d’Yseult, dont il possédait de nombreuses versions qu’il lisait très régulièrement, comme en atteste leur état, même dans plusieurs langues. L’idée d’en tirer un nouvel opéra germe lentement mais sûrement au début des années 1850, mais elle se mêle à d’intenses réflexions philosophiques très éclectiques qui ont toujours beaucoup occupé ses pensées, d’où qu’elles viennent puisqu’elles combinent aussi bien les théories anarchistes au bouddhisme ou au christianisme, avec une passion pour la pensée de Schopenhauer, qu’il porte aux nues. Apprenant qu’un ami écrivain aurait un projet autour de Tristan et Isolde, le compositeur – qui n’aime pas que d’autres aient les mêmes idées que lui – commence donc à élaborer un premier scénario à l’automne 1854.

Arthur Schopenhauer, idole philosophique de Wagner

En décembre de la même année, Wagner s’en ouvre à son ami Franz Liszt dans une lettre restée fameuse dans laquelle il écrit n’avoir jamais connu d’amour heureux : « Or, comme je n’ai dans ma vie jamais connu le vrai bonheur de l’amour, je veux encore élever au plus beau de tous les rêves un monument où, depuis le début jusqu’à la fin, cet amour s’accomplira cette fois vraiment jusqu’à saturation : j’ai dans la tête l’ébauche d’un Tristan et Isolde, le projet musical le plus simple, mais aussi le plus rempli de sève qui soit. Puis de ce pavillon noir qui flotte à la fin, je me couvrirai pour mourir » (1).

Wagner a alors 41 ans. Il est marié à l’actrice Minna Planer depuis 18 ans, non sans crises. Le couple, qui a beaucoup erré pour échapper à la fois aux créanciers et aux régimes politiques qui n’avaient pas goûté les positions du compositeur en faveur du Printemps des peuples ni ses relations avec les milieux anarchistes, en particulier avec Bakounine ; s’était finalement installé à Zurich. C’est là que Richard et Minna font la connaissance du très riche Otto Wesendonck, entrepreneur zurichois qui sera son principal mécène, et de son épouse Mathilde. Lorsque le magnat fait construire une villa et qu’il prévoit un bâtiment attenant pour créer un asile d’aliénés, il propose au couple Wagner de s’y installer. Le compositeur, qui ne laisserait jamais passer une telle occasion, accepte d’emménager dans ce qu’il appelle « L’Asile » en mars 1857. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour que l’amitié entre Wagner et Mathilde Wesendonck se transforme en « amour véritable ». Le premier ? L’idylle ne dure pas, mais elle bouleverse le compositeur qui écrira les lieder que l’on connaît sur des poèmes de Mathilde et où il projettera des thèmes qui vont servir de base à sa future oeuvre lyrique. Car au même moment, il écrit la partition de Tristan : le premier acte est achevé en avril 1858, au moment où sa liaison est découverte par Minna, par hasard. C’est le début de la fin du couple mais aussi celui de son amitié avec Wesendonck, qui ne le chasse pas pour autant, mais qui pousse Wagner, tant l’atmosphère est devenue irrespirable, à partir pour un long voyage. Il s’installe à Venise à la fin août 1858 et va y composer son deuxième acte. Il a beaucoup de mal, la situation l’étreint et son âme est plus sombre que jamais. Il raconte tout cela dans un journal en s’adressant à Mathilde. Il reste à Venise pendant plus de six mois, puis retourne en Suisse, à Lucerne. Il lui en faudra presque six autres pour achever le troisième acte de Tristan, au milieu de mille doutes, mais avec l’aide de Bach, qu’il étudie alors assidument.

Le couple Wesendonck

Enfin, le 6 août 1859, la partition est terminée. Son histoire avec Mathilde Wesendonck aussi. Il range tout cela dans ses malles et reprend sa vie d’ermite, s’occupant de sa future Tétralogie. Comme d’habitude, il ne trouve aucun théâtre pour monter son Tristan, malgré une perspective qui a failli aboutir à Vienne, mais abandonnée après presque 70 répétitions car finalement jugée « injouable ». Une fois de plus, Wagner est acculé et pourchassé par les créanciers. Il s’installe à Munich, où il n’en a pas encore, en mars 1864. Depuis quelques jours, la Bavière a un nouveau roi, après la mort soudaine de Maximilien II. Le nouveau monarque, Louis II, a à peine 18 ans. Et il voue une vénération éperdue à Wagner, dont il a eu l’occasion d’entendre le Lohengrin deux ans plus tôt. Wagner est sauvé : il est reçu par le roi, qui le couvrira de bienfaits et mettra tout en oeuvre pour qu’il puisse monter son nouvel opéra (2).

Louis II, photographie © DR
Louis II de Bavière, le « roi fou »

Ayant carte blanche et crédits ouverts, Wagner trouve ceux qu’il veut absolument pour interprètes et c’est justement aussi un couple : Ludwig Schnorr von Carosfeld, et sa femme Malvina. Les préparatifs peuvent commencer à l’opéra de la Cour, sous la direction du chef Hans von Bülow, ami de Wagner et gendre de Liszt, qui est encore loin de se douter que la petite Isolde que sa femme Cosima, la fille de Liszt, met au monde au même moment, n’est pas de lui mais de Wagner, qui a trouvé dans la fille de Liszt le fameux amour heureux dont il parlait à ce dernier 10 ans plus tôt, et qui a entamé une relation avec elle en 1863.

La création, ce 10 juin 1865 après un mois de décalage en raison de problèmes de santé de la future Isolde, se passe bien. Il y a là de nombreux artistes et journalistes venus de l’Europe entière, qui sont souvent stupéfaits et enthousiastes de ce qu’ils entendent comme Liszt , mais aussi quelques critiques plus virulents. Tel Eduard Hanslick, proche de Brahms, qui déteste Wagner : « Wagner abuse des nerfs de l’auditeur… on en sort comme d’une longue fièvre… Le prélude de Tristan und Isolde me rappelle la vieille peinture italienne d’un martyr dont les intestins sont lentement déroulés de son corps sur une bobine » ou encore le Allgemeine Musikalische Zeitung, qui écrit quelques jours après la création : « La partition de Tristan ne connaît pas de repos. L’harmonie s’y étire comme un mal sans fin. Où est la mélodie ? Où est la clarté dramatique ? »… Sans même évoquer Clara Schumann, évidemment acquise à Brahms, qui dira de l’opéra qu’il était la chose la plus répugnante qu’elle ait jamais entendu ! Mais beaucoup d’autres ne cacheront pas leur admiration, même, dit-on, Verdi lui-même.

Malvina et Ludwig Schnorr von Carolsfeld © DR
Malvina et Ludwig Schnorr von Carolsfeld © DR

Malheureusement, le ténor Schnorr meurt à l’improviste quelques semaines plus tard et sa veuve Malvina ne chantera plus. Tristan et Isolde mettra encore quelques années avant de s’imposer comme le grand chef d’œuvre qu’il est. Même si d’aucuns, à l’instar de Debussy – qui a beaucoup varié au sujet de Tristan –   peuvent le trouver interminable (« Tristan n’est pas un opéra, c’est un rituel. On y va comme à une messe noire », fait-il dire à Monsieur Croche), l’opéra s’achève avec la sublime mort d’Isolde, et cela vaut la peine d’attendre 4 heures rien que pour ces sept dernières minutes extatiques. Elle est ici magnifiée par une Waltraud Meier en état de grâce, dans la mise en scène de Patrice Chéreau pour la Scala de Milan en 2007.

(1) : extrait de la lettre tel que repris dans la biographie de Wagner par Martin Gregor-Bellin, Fayard, 1981

(2): voir l’article consacré à cette relation tumultueuse dans nos colonnes

Commentaires

VOUS AIMEZ NOUS LIRE… SOUTENEZ-NOUS

Vous pouvez nous aider à garder un contenu de qualité et à nous développer. Partagez notre site et n’hésitez pas à faire un don.
Quel que soit le montant que vous donnez, nous vous remercions énormément et nous considérons cela comme un réel encouragement à poursuivre notre démarche.

Vous pourriez être intéressé par :