Héritière richissime des entreprises américaines Singer (oui, les machines à coudre) Winnaretta, veuve d’Edmond de Polignac, soutient autant qu’elle le peut les artistes de son temps et singulièrement les musiciens. C’est ainsi qu’en 1915, elle demande à Stravinsky, qui se trouve alors en Suisse, de composer une pièce qui pourrait être jouée dans son propre salon. Ce qui tombe bien, puisque le compositeur entend écrire une œuvre lyrique qu’il veut à nulle autre pareille, et avant toute chose bien différente des canons de l’opéra selon le cadre scénique qu’il imagine. Lui qui revisite souvent les styles du passé en les accommodant aux dernières tendances musicales, il pense ainsi à faire renaître l’opéra-ballet dans une version modernisée, dans lequel chant et danses alternent avec une action parlée.
Mais la scène artistique française de l’époque reste un nid de petites jalousies et depuis bien des années, Stravinsky est de fait le compositeur attitré d’un autre mécène très en vue, Serge de Diaghilev, à qui le compositeur a donné des partitions majeures pour les Ballets russes. Donc, sans se démonter, Diaghilev rachète ni plus ni moins les droits de cette nouvelle œuvre de son protégé, qui ne sera en conséquence jamais présentée dans le salon de Winnaretta Singer.
Mais précisément, de quelle histoire s’agit-il ? Stravinsky est une fois encore allé puiser dans les contes populaires de sa Russie natale et notamment ceux réunis par Alexandre Afanassiev dans un célèbre recueil. C’est d’ailleurs plutôt une fable, qui met en scène un renard qui se croit très rusé et qui voudrait bien croquer le coq. Il se déguise pour cela en nonne puis en mendiant et réussit presque son coup. Mais rien à faire, il trouve plus malin que lui puisque le bouc et le chat vont l’empêcher de commettre son forfait avant de le tuer.
Un peu comme dans l’Histoire du soldat, à peu près contemporaine, Stravinsky – qui recourra d’ailleurs comme pour cette autre partition, aux services de Charles-Ferdinand Ramuz pour le livret en français – recourt à une formation orchestrale réduite : 17 musiciens qui sont davantage des solistes réunis qu’un véritable orchestre. Comme il le refera dans Les Noces, les voix font littéralement partie de ce petit orchestre et alternent chants et dialogue selon un rythme tantôt binaire, tantôt ternaire, très saccadé voire syncopé et avec des thèmes très simples dans leur expression, répétés sans cesse.
Cette œuvre de poche (15 minutes), Histoire burlesque chantée et jouée, est finalement créée dans un cadre bien diffèrent de celui pour lequel elle devait être conçue au départ : du salon de Mme de Polignac, on passe sans transition à l’Opéra de Paris. Stravinsky n’en est guère satisfait – mais on sait combien le compositeur était un bougon patenté et souvent de mauvaise foi. La création a lieu voici 100 ans aujourd’hui, sous la direction d’un autre complice incontournable, déjà créateur de l’Histoire du soldat, Ernest Ansermet, avec une chorégraphie de Bronislava Nijinska, avec costumes et décors de Mikhail Larionov. Bref, tout le savoir-faire des Ballets russes. Diaghilev voudra d’ailleurs revoir le tout quelques années plus tard avec une chorégraphie de Fokine, à la grande colère de Stravinsky, qui verra dans les danseurs quelques jongleurs tirés d’un cirque. Mais l’histoire mouvementée des relations (strictement artistiques) intenses de Stravinsky et Diaghilev remplit déjà bien des livres de ses anecdotes cocasses…
S’il n’a pas réalisé le tout premier enregistrement de la partition, Ernest Ansermet n’en a pas moins laissé une version de référence en 1956 avec notamment Michel Sénéchal, Hugues Cuenod et Xavier Depraz.