Sur la Place de l’Horloge commence un surprenant spectacle, dès l’arrivée du public au parvis de l’Opéra d’Avignon : un piano, sur lequel repose un porte-voix, en occupe la partie centrale. Une pianiste joue la musique de scène écrite pour la création du drame d’Apollinaire (1), où interviendront, moulés dans leur collant noir intégral, deux superbes danseurs – Lucille Mansas et Dimitri Mager – acteurs à part entière de la production, où ils réapparaîtront régulièrement, mêlés intimement à l’intrigue. Auparavant, ils auront arpenté la salle, tels des araignées humaines, haranguant le public. La référence à Apollinaire, constante et fidèle, confèrera au spectacle une dimension bienvenue, amplifiée, hors du commun, puisqu’il est coutume de donner l’opéra-bouffe, couplé avec plus ou moins de bonheur (2) à un autre ouvrage bref. Produite à l’initiative de l’opéra d’Avignon, coproduite à Limoges où elle a été donnée en mai dernier (3), avec une direction, une distribution et une équipe technique inchangées, l’orchestre et les chœurs de chaque maison étant sollicités.
Un court-métrage, Good Girl (2022, de Mathilde Hirsch et Camille d’Arcimoles), remarquablement documenté (INA), commenté par Agnès Jaoui, est projeté avant le lever du rideau. En parfait accord avec le propos, traité avec humour, c’est une rétrospective de la condition de la femme, illustrée d’un siècle de témoignages d’archives. Il n’a pour seul défaut, bien mineur, que d’orienter une lecture exclusivement féministe de l’opéra-bouffe, dont la dimension outrepasse largement cet éclairage. On peut n’y voir qu’une simple bouffonnerie. Mais, sans oublier le manifeste artistique que constitue le livret, une lecture subversive, et égrillarde, est tout aussi légitime, où le pouvoir politique (le gendarme), les médias (le journaliste, puis le fils), particulièrement, nous renvoient à l’actualité, sans oublier le propos nataliste de Poutine (4) ou la transition de genre. La désinvolture masque le sérieux.
Nous sommes dans la ville imaginaire de Zanzibar (quelque part entre Monte-Carlo et Nice). Lasse de sa condition, Thérèse décide de devenir Tirésias, son mari héritant de sa vocation reproductrice. Ainsi, bien qu’ayant perdu sa virilité, ce dernier procrée, seul, des enfants en quantité industrielle. Confronté au gendarme, qui s’éprend d’ « elle », puis au journaliste et à la cartomancienne, il retrouve Thérèse au terme de la pochade.
C’est d’abord sur la mise en scène d’un artiste hors-normes (contre-ténor, danseur et chorégraphe reconnu), Théophile Alexandre, que repose le succès de la production, grotesque, leste, sans jamais la moindre vulgarité, allègre, légère. A-t-on mieux illustré la pensée d’Apollinaire et de Poulenc, comme le surréalisme dans toutes ses déclinaisons ? Il est permis d’en douter. L’esprit du Caf’Conc’ et de la Revue, où les bruitages sont fréquents, imprègne l’ouvrage. L’ami Satie n’est jamais très loin, ni Montmartre avec ses cabarets. La verve et la poésie de Poulenc, son humour ravageur servent Apollinaire avec la plus grande fidélité, l’intelligence spirituelle. Annonciateur du Dialogue des Carmélites, au sujet diamétralement opposé, c’est un authentique chef-d’œuvre qui s’inscrit dans la descendance du Roi malgré lui (1887) comme de l’Heure espagnole (1911). A l’égal des plus grands metteurs en scène, internationalement reconnus, Théophile Alexandre nous offre un spectacle stimulant, léger et grave, où tout fait sens, d’une élégance et d’une jubilation propres à Poulenc. A signaler, clin d’œil à Joséphine Baker, l’insertion bienvenue, à l’entracte, d’un intermède de danse à la banane, que le livret original suggère, sur la chanson d’Harry Belafonte (Banana Boat, ou Day O). C’est un constant régal pour les sens. La scénographie onirique de Camille Dugas est jubilatoire : un gigantesque nez (Chostakovitch ?) surmontant des moustaches, une paire d’yeux assortis, mobiles, indépendants, changeants, un vaste canapé surréaliste, en forme de lèvres rouges (Rote Lippen !), qui enfantera d’un des danseurs, ce sera l’essentiel du décor. Des caddies en guise de berceaux, des lingots d’or pour progénitures, trois fois rien comme accessoires suffiront. Les costumes signés Nathalie Pallandre s’incrivent idéalement dans ce surréalisme délibérément loufoque, et l’on ne détaillera pas l’invention délirante qui préside à leur réalisation. Les lumières, virtuoses, magistrales, signées Judith Leray, sculpteront, focaliseront, et dissimuleront les corps dans un mouvement renouvelé qui participe à la dynamique continue de l’ouvrage.
La distribution, homogène, sans la moindre faiblesse, s’inscrit dans la meilleure tradition du chant français, où chaque mot trouve son juste poids, avec l’abattage attendu. Le bonheur à jouer de chacun est manifeste et communicatif. Constance (des Dialogues des Carmélites) à Liège il y a deux ans, Sheva Tehoval se départira vite de la timidité de son air d’entrée pour camper une Thérèse-Tirésias bien caractérisée, à la voix sûre, aux aigus étincelants, aux vocalises éblouissantes. La sûreté des moyens, l’élégance et le style, son ardeur et ses qualités emportent la conviction. Avant qu’elle retrouve sa condition première pour un final flamboyant, son travestissement en cartomancienne n’est pas moins réussi. Jean-Christophe Lanièce endosse les habits du mari, aux nombreux airs. Le rôle le plus lourd de cette partition lui va comme un gant : la voix, bien timbrée, sonore, toujours intelligible quel que soit le débit, épouse les situations peu banales de son parcours. Marc Scoffoni sera le directeur de théâtre, dont la déclamation du prologue, entrecoupée du boniment contrasté de bateleur, impose le ton de la pièce. L’ampleur, la générosité de l’émission, la qualité de diction seront aussi la marque du gendarme. La voix est aussi solide que saine, et notre baryton caractérise à merveille ses deux incarnations. Affublé de deux grandes oreilles en guise d’ailes, Matthieu Justine conduit son chant, généreux et flexible, avec une merveilleuse intelligence du personnage. L’interview du mari, satire féroce des moeurs journalistiques, se déguste comme un morceau d’anthologie (la critique au vitriol se poursuivra avec le propos du fils faisant chanter le père). Les deux clowns, Philippe Estèphe, Presto et Blaise Rantoanina, Lacouf, puis le Fils journaliste/maître-chanteur, sont tout aussi remarquables, au chant comme au jeu exemplaires. Leur duo, cocasse et tendre, suivi de leur duel et de leur mort simulée, est délicieux. Aucun des petits rôles ne démérite, ainsi la Marchande de journaux d’Ingrid Perruche. Les ensembles, avec ou sans le chœur, sont chantés et joués avec un naturel confondant.
Depuis le « ol-lé » ponctuant le chant de Thérèse se voyant taureau, jusqu’à la scène finale, le chœur nous vaut de beaux moments parodiques. Les effets sonores du Peuple de Zanzibar, le quasi-choral « Vous qui pleurez en voyant la pièce », « Il faut s’aimer ou je succombe avant que ce rideau ne tombe », tout est là et appelle des éloges.
La proposition d’inscrire l’ouvrage au programme de l’Opéra d’Avignon émane de Samuel Jean, qui dirige ce soir, comme il l’a fait à Limoges. L’orchestre vif argent, coloré, sait se faire subtil, tendre et langoureux comme féroce, sous la baguette inspirée du chef, dont l’attention naturelle au chant est constante. Chacun s’investit dans cette musique dont la verdeur et les séductions n’ont rien perdu de leur charme. Les bois, la flûte solo et la clarinette (basse dans leur premier duo) nous régalent. La fluidité du propos, les contrastes, l’humour comme l’élégance sont idéalement restitués. Une soirée inoubliable.
Qu’ajouter à notre bonheur, et à celui d’un public conquis ? Que cette production exemplaire puisse poursuivre sa carrière et dispenser la joie auprès de chacun, familier ou non du spectacle lyrique.
(1) Ouverture ; marche funèbre... L’entracte, qui cite le célèbre Plaisir d’amour de Martini. Il est utile de rappeler que sa compositrice, oubliée, Germaine Albert-Birot, amie de Roberto Saviano, des futuristes et d’Apollinaire, avait réalisé la première du drame surréaliste, à Montmartre, et en avait publié le texte et la musique à ses frais. Le curieux se reportera à l’étude Apollinaire, les musiciens et la musique, d’Alexandro Maras (classiques Garnier, 2021). Tout un chapitre, pp. 112-156, est consacré à l‘ouvrage. (2) L’ouvrage est rare, tant sur scène qu’au disque, où la version de la création, avec Denise Duval, semble décourager les interprètes. Sa dernière apparition, au TCE en 23, puis à Nice l’année suivante, avec un improbable couplage au Rossignol de Stravinsky, avait été commentée par Christophe Rizoud. (3) Les décors ont été réalisés par les ateliers de Limoges, les costumes en Avignon. (4) https://www.slate.fr/monde/russie-poutine-natalite-mesure-absurde-demographie-chuter-guerre-naissance-femme-avortement-population