C’est un retour au théâtre natal pour ce Saul, qui a pas mal voyagé, passant notamment par le Châtelet en 2020, et maintes fois commenté par Forum Opera au fil de ses reprises et de son édition en DVD. Il revient dans le théâtre où il fut créé en 2015 et semble frais comme au premier jour.

Frais ? Ne pas se fier au premier tableau : une fête explosive, multicolore, électrique, pour célébrer la victoire de David, un David athlétique et torse nu, couché contre la tête gigantesque de Goliath qu’il vient de décapiter. Derrière lui, un Chœur de Glyndebourne survolté, installé sur une table de banquet, parmi les bouquets immenses, les paons, les cerfs et les cygnes empaillés, une table immense qui sera le seul décor de la première partie, posée sur un sol dangereusement pentu recouvert de terre noire. C’est là que six danseurs d’une précision stupéfiante se livreront à quelques prouesses euphorisantes pendant les courts épisodes orchestraux de cette partition d’une rapidité déconcertante.
D’abord une comédie musicale
Oui, ce début, les costumes XVIIIe siècle, les perruques échafaudées, ce second degré piquant à la Greenaway, ces couleurs de bonbons anglais, évoquent la comédie musicale, univers chéri par Barrie Kosky – et le brio de la réalisation rappelle celui des shows du West End londonien. Le premier chœur « How excellent Thy name, O Lord » culminera dans un Hallelujah ! qui déclenchera les applaudissements du public qui se croira à la fête.

Une biblic fantasy en trompe-l’œil
Rouerie du metteur en scène australien : cette biblic fantasy est un drame de la jalousie, et son sujet profond la folie d’un roi. Pour le moment ce sont les aspects drolatiques de la partition qu’il accentue avec gourmandise, surlignant les conventions du livret, caricaturant les deux filles de Saul, la pimbêche Merab, qui ne veut pas de ce David plébéien que son père veut lui donner pour époux (glapissement furibard de Sarah Brady), et la gentille, un peu nunuche, Michal, qui évidemment l’aime en secret (Soraya Mafi, qui montre d’emblée la finesse de son timbre et sa musicalité dans l’aria « O goolike youth ! », et plus tard dans le bref « Ah, lovely youth », qui précèdera un de ces tableaux où Barrie Kosky est à son meilleur : un preste ballet des impeccables six danseurs sur un emballant chœur fugué des Israélites, « Welcome, mighty king ! », tout cela mené avec swing par Jonathan Cohen à la tête de l’Orchestra of the Age of Enlightenment. Autant l’ouverture conduite d’une main dolente nous avait semblé soporifique, autant dès que l’action commence il se montre chef de théâtre, souple dans son accompagnement des arias et incisif dans sa conduite des ensembles chorals et des épisodes instrumentaux.

Christopher Purves grandiose
Le roi Saul a d’abord l’allure étrange, mais somme doute débonnaire et replète, d’un homme en ample jupe noire, spencer et chemise à jabot, à la longue chevelure bouclée, et au visage maquillé de blanc. On est au pays de Shakespeare et Christopher Purves a fait sien ce rôle depuis dix ans. Recréé, inventé par lui, Saul devient un frère du roi Lear. Jouant d’une voix de composition, mi-parlée, mi-chantée, il théâtralise jusqu’au grandiose les changements d’humeur du roi qui d’abord enthousiaste du gentil héros (récitatif « Return no more to Jesse ; stay with me ») glissera très vite vers le doute et la haine (aria « With rage I shall burst » – Oh, comme je hais ce jeune homme et que j’ai peur ! »)

Envoûtantes volutes
David a le timbre chaud, l’élégance de phrasé, les volutes envoûtantes du contre-ténor Iestyn Davies. Son premier air « O King, your favours with deligt » (avec un O longuement prolongé) est d’un charme et d’une science infinis : les ornements, les vocalises éthérées, les couleurs légèrement mélancoliques, le rubato, des notes hautes toujours expressives, tout cela est l’essence même du bel canto naissant.
C’est évidemment à dessein qu’Haendel confie le rôle du jeune héros à un falsettiste : une voix qui incarne à la fois la jeunesse, l’ambiguïté sexuelle et l’altérité essentielle de ceux que le destin a choisis. La beauté du timbre de Iestyn Davies exprime tout cela.
Sa prière, « O Lord, whose mercies numberless », sera un autre moment de grâce suspendue : de longues phrases dans le haut medium, un naturel de l’émission, un art d’installer son propre tempo, que prolongera un long solo de harpe, figurant la lyre de David, durant lequel le temps semblera s’arrêter, jusqu’à ce qu’un nouveau rugissement de Saul ne brise le charme.

L’efficacité haendelienne
Haendel joue habilement des ruptures de ton et de tempo, et des conflits de caractère.
Ainsi, virtuose d’une autre manière, l’air de fureur de Mérab, « My soul rejects the tought », est l’occasion pour Sarah Brady, soprano de caractère, de multiplier les coloratures du haut en bas de sa tessiture et les trilles avec une verve réjouissante. Et de montrer l’habileté d’un Haendel au sommet de son art à varier les climats, les rythmes, à théâtraliser ce qui ne devait être qu’un oratorio en version de concert et qui se révèle formidablement efficace
À Jonathan, troisième enfant de Saul, Haendel confie un air d’entrée complexe, en trois parties, d’abord dans le ton héroïque, « Birth and fortune », puis glissant vers l’élégie « No titles proud » avant de revenir à une exaltation, qui permet à l’excellent ténor qu’est Linard Vrielink de montrer la richesse de sa palette et une maîtrise égale dans tous les registres. Et de laisser pressentir l’autre ressort de l’intrigue, la relation ambiguë entre David et Jonathan, aspect qui bien sûr intéressera beaucoup Barrie Kosky.

S’agissant des rôles secondaires, le général Abner ou le Grand-Prêtre, Barrie Kosky les fusionne dans un personnage de bouffon surexcité, un Joker bondissant et très queer, dont les interminables faux-ongles violets ressemblent à des griffes. Derrière sa jovialité, Liam Bonthrone, ténor de caractère, sait rendre inquiétantes les arias solennelles du Grand Prêtre (« By Thee this universal frame ») de sa voix corsée et très projetée.
C’est le revirement de Saul qui est évidemment le point de non-retour de l’action, ce moment où dans un air aux vocalises brinquebalantes exprimant sa fureur (« A serpent, in my bosom warm’d »), il va enjoindre à Jonathan de « destroy this bold – détruire cet audacieux », ce qui conduira à une nouvelle scène d’une belle intensité pour Jonathan : l’accompagnato « O filial piety ! » suivi de l’aria « No, cruel father, no ! » où Linard Vrielink alliera la maîtrise du cantabile à la noblesse de l’expression.

La folie gagne
Belle trouvaille visuelle de Barrie Kosky pour illustrer Saul s’enfermant dans sa folie que de faire apparaître sa tête dans une fente de la grande table, menacé par des mains mystérieuses ressemblant à des rats… Comme pour montrer qu’il est devenu un autre (aliéné, au sens propre), sa belle chevelure auburn a disparu. Et d’ailleurs a disparu aussi la belle lumière dorée qui baignait les scènes de réjouissances du début.
C’est dans le même interstice de la table qu’on verra Jonathan dire à David ses premiers mots amoureux (« thou darling of my soul – toi chéri de mon âme »), et David poser ses lèvres sur celles de Jonathan ; c’est là que le fils implorera la clémence du père (« Sin not, O King, againth the youth »), lequel père, d’une duplicité totale – et Christophe Purves joue cela avec jubilation jurera que « the youth shall not be slain – que le jeune homme ne sera pas tué »…

Rugissements
Réjouissante, sa sortie de scène, rugissant comme un vieux tigre, et mijotant son plan B : envoyer David se battre contre les Philistins, en escomptant bien qu’il y laissera sa peau.
Et non moins réjouissant, le hurlement de jubilation de la douce Michal quand Saul lui donnera David comme époux, elle qui attendait cela depuis le début.
Et si au début de la seconde partie, dans un effet merveilleux on verra un orgue surgir des dessous au milieu de centaines de flammes de bougies pour un prélude onirique, joué par une manière de clone de Saul jeune – avec cheveux auburn (Matthew Fletcher), tandis que les six danseurs au fond se lanceront dans une chorégraphie sans joie, c’est dans l’univers de Macbeth qu’on va entrer : le sol charbonneux pour seul paysage, une lande désolée, plus de costumes bigarrés, du noir partout, un monde de mort, de deuil. Le contraste est saisissant. Barrie Kosky dit ne pas s’intéresser à la machinerie théâtrale, et préférer faire théâtre avec trois fois rien. Affirmation pas toujours vérifiée, mais pertinente ici en tout cas.

C’est là qu’on va entendre « Author of peace », une des plus belles arias de la partition, celle de Merab, assez parcimonieusement servie par la partition jusqu’ici : la sœur vindicative, imbue de sa naissance, fait amende honorable dans un long lamento, accompagné du seul discret continuo. Air au pathétique très intériorisé, dont Sarah Brady, dosant très finement une palette de couleurs mélancoliques, conduit les longues lignes jusqu’à une colorature finale aussi impeccable qu’expressive. À noter que cet air fait partie des nombreux airs sans da capo de Saul : sur une trentaine d’airs, seulement une demi-douzaine sont avec da capo, nouvel indice du souci d’efficacité dramatique de Haendel.
On pense à Macbeth, évidemment
Sur la lande, on va voir errer Saul en caleçon, y rencontrer son fils, s’y battre avec lui, être cerné, harcelé, menacé par un chœur des esprits vindicatif (savant chœur fugué « Oh fatal consequence of rage », où le chœur de Glyndebourne est impressionnant), se laisser rouler sur la pente, et se lancer dans une déploration, une rumination, un monologue sous forme d’arioso, « Wretch that I am, of my ruin author », où Christopher Purves atteindra à nouveau à une grandeur shakespearienne ou hugolienne, outrepassant les limites du genre opéra.

C’est alors que Saul rencontrera une sorcière, the witch of Endor…
Rencontre ou parturition ? Et alors qui accouche de l’autre ? Loin des grâces rococos du début, on est décidément sur la lande et dans l’imaginaire de Macbeth. Ce Saul désemparé (Christopher Purves fait don de sa personne avec libéralité) s’accouple avec cette créature hors d’âge, hermaphrodite, aux seins flacides (c’est la Clotho de Camille Claudel), qu’interprète Ru Charlesworth avec gourmandise…
On les verra s’enfoncer dans la nuit où retentira la voix du prophète Samuel (Chistopher Purves, retrouvant là son timbre de baryton-basse), pour annoncer à Saul que Dieu lui a arraché son royaume pour le donner à David, puis celle d’Amalekite (Liam Bonthrone, chantant dans la salle, de sorte que chacun cherche d’où vient la voix) qui annoncera à David que Saul est mort ainsi que son fils dans le combat contre les Philistins.

Commencera alors un vaste final, auquel une marche funèbre, aux superbes couleurs (bois, timbales, flûtes songeuses), donnera le ton, autour du corps de Saul gisant sur la lande, entouré des cadavres de ses soldats, qu’on verra d’abord lever un bras, puis revenir à la vie sur le sublime chœur « Mourn, Israel ».
Barrie Kosky sait faire sobre
C’est un autre Barrie Kosky qui semble prendre ici le pouvoir, et laisser se déployer les voix, celle du grand prêtre (et Liam Bonthrone ne bouffonne plus du tout), celle de Merab, majestueuse en robe de grand deuil, pour le pathétique « From this unhappy day », celle de David déplorant la mort du « brave Jonathan », enfin celle de Michal, elle aussi en grand équipage, chantant « In sweetest harmony they lived » tandis qu’elle berce puis enterre sous la terre noire la tête de Jonathan.

Il y a dans tout ce cérémonial funèbre dans la pénombre une grandeur, une sobriété, qui renoue avec l’esprit de l’oratorio. Et une majesté musicale, une ampleur, en même temps qu’une richesse des sonorités équilibrées par Jonathan Cohen, absolument somptueuses, l’alacrité des voix féminines s’appuyant sur les vastes assises des voix d’hommes. L’esprit, l’articulation des baroqueux en même temps que l’ampleur des chœurs britanniques de toujours.
Enfin viendra la réjouissance finale : de la masse noire du chœur, et tandis que les six danseurs tricoteront leurs derniers pas, surgira la sage silhouette de David, portant la grande jupe noire, le spencer et la chemise à jabot, que portait naguère Saul : l’histoire continue (ou commence).
Épilogue d’un spectacle qui, dans son opulence, ses surprises, son humour, ses contrastes, son lyrisme, semble la quintessence de l’esprit baroque.