Le Palais Garnier termine sa saison lyrique en reprenant jusqu’au 12 juillet son spectacle d’ouverture, Les Brigands d’Offenbach, dans la mise en scène de Barrie Kosky. Les changements sont mineurs, à l’exception de la substitution de Michele Spotti à Stefano Montanari : une nouvelle distribution dans quatre petits rôles et des blagues rafraichies dans la tirade du caissier confiée à Sandrine Sarroche. Nous serons donc brefs, puisque l’essentiel de l’article écrit par notre confrère en septembre reste d’actualité.
La mise en scène, d’abord, garde sa redoutable efficacité et trouve moyen, en introduisant des brigands à la sauce drag, de redynamiser la folie exubérante du texte original sans rien ôter aux gags prévus par le livret. L’affinité entre l’opéra-bouffe et l’esthétique camp retenue par Barrie Kosky s’impose avec la force de l’évidence. Dans Notes on Camp (1964), Susan Sontag s’essayait à une définition du camp, qui rejoint par plusieurs aspects la définition qu’on pourrait donner de l’art de l’oiseau moqueur du Second Empire : « L’essence du camp est son amour pour ce qui n’est pas naturel, pour l’artifice et l’exagération. […] Tout l’intérêt du camp est de détrôner le sérieux. Le camp est malicieux, anti-sérieux. Plus précisément, il implique un nouveau rapport, plus complexe, avec « le sérieux ». […] C’est l’amour de l’exagéré, du trop-plein, des choses-qui-prétendent-être-ce-qu’elles-ne-sont-pas » (notre traduction).
Qu’on retienne comme définition du camp son amour de l’excès, sa valorisation de l’artifice ou son intérêt pour ce qui excède les limites du bon goût, on voit bien en quoi l’idée de Barrie Kosky d’introduire le camp dans l’opéra-bouffe d’Offenbach est pertinente. Les brigands ainsi devenus une bande délurée d’hurluberlus pailletés et emplumés fonctionne à merveille. D’autant plus que Kosky a eu la bonne idée de mettre une limite à ce monde fantasque, en introduisant, en regard, des Espagnols à la morgue surjouée absolument impayables, des Italiens mi-dévots mi-concupiscents et surtout une troupe de carabiniers tout droit sortis de l’univers de Guignol. Cette débauche comique réactive avec verve l’esprit de la fête impériale dont Les Brigands sont l’ultime témoin (leur création en septembre 1869 précède de peu la guerre franco-prussienne et l’effondrement du régime).
La réussite du pari de Barrie Kosky tient pour une grande part à l’extraordinaire prestation de Marcel Beekman (à tel point que l’on se demande si des reprises futures sont possibles avec un ténor moins idoine). Il se glisse avec une aisance confondante dans le personnage exubérant de la drag queen Divine, régale par son comique gestuel, l’usage mesuré de son accent néerlandais (pour le reste de son texte, assez long, on saluera un français presque impeccable), et surtout une voix sonore, légèrement nasale, qui joue à merveille des ambiguïtés de l’émission mixte pour monter avec humour dans les aigus, sans jamais négliger la justesse, la précision des quelques ornementations, la compréhension du texte. Il trouve des partenaires comiques à son niveau mais dans des rôles plus ponctuels. La distribution (abondante) ne connaît aucun point faible, mais citons quelques réussites marquantes : côté chanteurs, Philippe Talbot en hilarant comte espagnol qui ne s’exprime, dans ses parties parlées, qu’en faisant référence aux titres les plus rebattus de la pop espagnole, Laurent Naouri en brigadier benêt aux allures de clown triste et, côté acteurs, une Sandrine Sarroche qui fait mouche avec ses jeux de mots et son humour tout carnavalesque ainsi que le très doué Jules Robin qui, en plus de camper un cuisinier truculent, anime dans un numéro muet très réussi le court intervalle entre les actes II et III. Notons le très beau timbre d’Eugénie Joneau en princesse de Grenade au costume hilarant. Marie Perbost et Antoinette Dennefeld tirent aussi leur épingle du jeu en duo de jeunes premiers, même si l’intrigue amoureuse, assez plate, passe au second plan dans le livret comme dans la musique en comparaison des bouffonneries des brigands.
Au pupitre, le nouvel arrivant Michele Spotti tient sans fausse note les rênes de l’orchestre de l’Opéra, forcé ce soir d’être un grand cheval galopant à un rythme effréné à travers les tableaux loufoques. Notons un très beau moment musical dans la supplique fuguée des mendiants à l’acte II, et un très brillante interprétation du numéro d’entrée de l’ambassade espagnole. La souplesse de ses tempi permet d’emballer l’assistance dans les strettes sans lasser par une cavalcade ininterrompue et il gère avec finesse l’équilibre et la coordination avec le plateau, si essentiels pour assurer l’efficacité de cette forme d’opéra-bouffe qui flirte avec l’opéra-comique. L’énergie contagieuse du nouveau directeur musical de l’Opéra de Marseille consacre le triomphe de ce spectacle, qu’on recommande sans réserve à tous les amoureux de l’impertinence et de la verve d’Offenbach.