On ressort perplexe de cette nouvelle production de Don Giovanni au Grand théâtre de Provence (c’est la huitième fois depuis 1949 que ce titre est à l’affiche du Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence). Perplexe et même frustré tout à la fois, tant la mise en scène de Robert Icke, qui agite les esprits sur Aix et au-delà, est parfaitement engageante dans ses présupposés mais, aussi, se révèle incapable de tenir ses promesses sur la longueur. Disons pour faire simple que le premier acte tient son spectateur en haleine alors que dans le second les ficelles tenues par le metteur en scène sont bien trop grosses et ne séduisent plus.
L’idée de départ est l’interrogation : qui est Don Giovanni et qui le Commandeur ? Ne sont-ils pas les deux facettes d’un même personnage ? Telle est la question qui reviendra à plusieurs reprises dans la soirée, comme quand, alors que Don Giovanni termine par un rire sardonique son Air du Champagne, le rideau juste derrière lui projette alternativement les images stroboscopiques de son visage et de celui du Commandeur. Autre trouvaille : quand celui-ci entraîne Don Giovanni dans la mort, c’est lui-même qui chante les derniers mots à la place du séducteur.
En réalité, le Commandeur ne meurt pas. Dans la scène de départ, avant même que résonne le premier accord à l’orchestre (qui va figurer l’attaque cardiaque dont il est victime), le père de Donna Anna est installé dans son salon, écoutant de vieux vinyles. L’apoplexie survient, le rideau retombe sur l’ouverture mais quand il se relève à l’issue de celle-ci, c’est Don Giovanni qui a pris sa place. Voilà, tout est dit de l’idée fondatrice dans la proposition de Robert Icke. Le Commandeur n’est pas mort, il va réapparaitre régulièrement. Il est en fait le pendant permanent du personnage de Don Juan qu’il finira par rejoindre une dernière fois – dans la mort cette fois.
Ainsi, la question que pose Leporello dans le premier récitatif prend-elle tout son sens : « Qui est mort ? Vous, ou le vieux ? ». De fait, le doute s’immisce et perdurera tout du long .
Cette interrogation, dont on peut supposer qu’elle participait pour Da Ponte du « gioccoso » plus que du tragique, est relue par Icke sous le prisme purement dramatique. Pour le jeune metteur en scène britannique (plus jeune récipiendaire du Laurence Olivier Award et connu pour ses transpositions radicales des classiques) qui signe là sa première mise en scène d’opéra, tout est prétexte à relecture. Tout doit contribuer à ce que le spectateur s’interroge en permanence sur la vraie nature du séducteur. Il est omniprésent sur scène, quitte à se rendre invisible, comme lorsqu’il assiste à la déploration d’Anna découvrant son père allongé par terre après son duel (mais le Commandeur va vite se relever !), il semble commander les éléments (déclenche la foudre ou la tempête), il entretient avec toutes les femmes qu’il côtoie des relations toujours profondément ambiguës, voire carrément malsaines – y compris avec cette fillette qui apparaît à plusieurs reprises et que Don Giovanni est à deux doigts de séduire.
Mais en réalité, le Don Juan se consume de l’intérieur et le duel avec le Commandeur qui ouvre le premier acte, il ne le gagne qu’en apparence. Mieux, ce duel marque pour lui le début de la fin. Son sweatshirt blanc va se maculer de sang tout au long de la soirée et lui-même va trainer avec lui pendant presque tout le dernier acte une perfusion qui va – peut-être ? – nous renvoyer à la scène initiale, celle de l’apoplexie du Commandeur. Comment expliquer sans cela que la partie haute du décor au second acte soit une chambre d’hôpital et que les principaux protagonistes (Anna, Zerlina, Masetto, Leporello et Ottavio) soient habillés en soignants ? Il faut bien que tous se penchent sur le cas de Don Giovanni pour le saisir entièrement, mais sans jamais y parvenir, puisqu’à la fin c’est la mort qui l’emporte.
Et c’est dans cette deuxième partie que l’on perd le fil. Plus rien, dans la vision de Icke, ne correspond plus au texte de Da Ponte. Ni la scène du balcon, ni celle du cimetière et encore moins celle du banquet – le fil conducteur étant alors un Don Giovanni épuisé, blessé, et finalement mourant.
En résumé, une idée de départ intéressante, mais inaboutie et donc bien frustrante pour le spectateur.
© Monika Rittershaus
Le plateau vocal est à la hauteur des attentes. Clive Bayley en Commandeur fait montre d’une autorité implacable dans la scène du banquet, Andrè Schuen est un Don Giovanni bluffant de réalisme et dont le timbre pourrait bien séduire toutes les femmes du monde. On le voit sombrer avant même qu’il meure, comme enivré de ses propres échecs. Don Giovanni est dominé par un Leporello tout d’autorité. Krzysztof Baczyk peut en remontrer à son maître ; il possède pour cela un baryton percutant et toujours bien posé. La basse polonaise Pawel Horodyski nous propose un Masetto qui ne se laisse pas faire ; il a dans la voix toute l’autorité nécessaire. Il manque à Amitai Pati la projection nécessaire mais les deux airs d’Ottavio sont techniquement maîtrisés et ce n’est pas un mince compliment. Du côté des femmes, le trio est somptueux, dominé par l’Anna tout en majesté de Golda Schulz ; ses deux arias sont pour nous l’occasion de découvrir un timbre chaleureux et une technique à la hauteur des enjeux. Belle découverte que la Zerlina de Madison Nonoa : son « Batti, batti » est un pur régal de suavité et de délicatesse. Enfin Magdalena Kožena tient son rang et nous propose une Elvira ravagée par les doutes et les contradictions intérieures. La voix doit toutefois souvent forcer pour surnager au milieu d’un orchestre parfois envahissant.
Ce n’est pas la première fois que Sir Simon Rattle dirige à Aix mais nous n’avions jamais entendu son orchestre, celui de la radio de Bavière. Nous sommes entièrement convaincus par l’intelligence dans la lecture dramatique de l’œuvre, qui tient son auditeur en haleine trois heures durant, beaucoup moins toutefois par la réalisation technique. Les vents sont souvent envahissants, au détriment des cordes qui avaient pourtant beaucoup de belles choses à dire.