Le Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence donne l’occasion au lyricomane attentif aux mises en scène (c’est bien le jeu à Aix !) d’assister deux soirs de suite à deux transpositions des œuvres au programme. Une qui laisse sur sa faim (le Don Giovanni de Robert Icke) et l’autre pleinement réussie, celle que propose Jetzke Mijssen de La Calisto, troisième opéra de Francesco Cavalli admis à la programmation à Aix (après Elena en 2013 et Erismena en 2017).
Dans l’écrin incomparable d’un théâtre de l’Archevêché aéré d’une brise rafraichissante sans être dérangeante, nous voilà spectateurs d’une histoire de cœur savamment transportée dans le XVIIIe siècle aristocratique. Jetzke Mijssen prend le parti de « dé-diviniser » les personnages (la source littéraire étant le livre II des Métamorphoses d’Ovide), et d’en faire les protagonistes humains, trop humains, d’un quasi-vaudeville qui va mal tourner et où toutes les conventions de la « bonne société » sont respectées. Ainsi aurons-nous droit à un décor astucieux (avec une scène circulaire tournante en son milieu) figurant un magnifique salon lambrissé avec son cortège de domestiques, des costumes (signés Hannah Clark) du meilleur goût rappelant les plus belles heures des salons chics, des danses de salon (réalisées par les chanteurs eux-mêmes) sur des musiques additionnelles de Cavalli mais aussi de Giacomo Arrigoni, Carlo Farina entre autres.
Toutes les conditions sont donc réunies pour que le spectateur soit emporté par cette histoire qui convoque nombre de thématiques contemporaines dont Mijssen s’empare avec gourmandise : le consentement, le mouvement #MeToo, le victim-blaming, le harcèlement sexiste et sexuel, le culte de la chasteté, les nuances de l’amour, la fluidité des genres, ou encore l’amour lesbien. Autant de sujets que Cavalli et son librettiste Giovanni Faustini ne pouvaient évoquer en 1651, même dans une ambiance vénitienne très permissive, que sous le couvert de l’allégorie et de la fine allusion. Ici, l’allégorie, traditionnellement mise en scène dans le prologue, est astucieusement contournée : lorsque le rideau se lève, la Nature, l’Eternité et le Destin prennent corps en Pan, Junon et Satyre : ils entourent le cercueil noir de Calisto et prédisent à celle-ci l’immortalité…dans leurs mémoires.
Le premier acte nous renvoie au début de l’histoire et à ses développements : Jupiter accompagné de son fils Mercure est illuminé par la beauté de Calisto, la chaste nymphe compagne de chasse de Diane. Pour la séduire, il va prendre les traits de Diane, qui a conquis le cœur de Calisto. Mais lorsque Calisto, une fois séduite dans l’obscurité d’une grotte par Jupiter/Diane reverra la vraie Diane, celle-ci ne comprendra pas les avances délibérées de sa nymphe et en prendra ombrage. Ajoutons une Junon furieuse de la nouvelle infidélité de son époux Jupiter et qui, au lieu de lui en tenir rigueur, se vengera sur l’objet de sa flamme (Calisto donc), n’oublions pas quelques amourettes secondaires (le berger Endymion aime Diane et en est aimé secrètement, Pan est l’amoureux éconduit de Diane et tente de la reconquérir) et nous aurons tous les ingrédients d’un jeu amoureux qui va mal finir. Dans le livret original, Junon, pour se venger de Calisto, finit par la transformer en ourse et Jupiter, saisi de remords, décide de la changer en constellation (la Grande Ourse). Mijssen opère une ultime pirouette pour rendre la conclusion crédible : Calisto fait semblant de céder aux charmes de Jupiter – alors que son amour la porte décidément vers Diane – et finit par trucider celui qui a abusé d’elle. Bien vu l’artiste.
© Monika Rittershaus
Sébastien Daucé, le directeur musical de l’Ensemble Correspondances a opéré un imposant travail éditorial pour adapter une partition prévue à l’origine pour… six musiciens et être donnée dans un théâtre (San Cassiano à Venise) avec une jauge d’une centaine de spectateurs. Ce soir, ce sont une quarantaine de musiciens qui œuvrent à proposer une version sans doute unique puisque délibérément adaptée aux lieux et au contexte. Le chef est astucieusement positionné au milieu des musiciens, quasiment en bordure de scène, ce qui permet une connivence de tous les instants entre chef et chanteurs.
La distribution est sans défaut. Le rôle-titre est tenu par Lauranne Oliva, premier prix de Paris Opéra compétition en 2023, qui figure une parfaite nymphe innocente. La pureté, la clarté et la douceur de la voix, toujours bien posée et capable de belles nuances, marqueront à coup sûr cette représentation. Jupiter est également remarquablement distribué : il fallait à la fois l’autorité d’une basse figurant un dieu/père/amant et la capacité de travestir la voix, lorsque Jupiter devient Diane. Alex Rosen se joue de ces nombreuses transpositions de registre, en utilisant la voix de tête (certes bien moins séduisante que la voix de poitrine) et en étant capable de changer fréquemment de registre, parfois dans la même phrase, ce qui n’a pas manqué d’ajouter un bel effet comique. La Diane de Giuseppina Bridelli sait rendre la complexité du personnage. Le soprano est souple, le timbre envoûtant. Mention spéciale pour Anna Bonitatibus, Junon presque démoniaque et qui nous sert un « Racconsolata e paga » au III, d’une rare intensité dramatique. L’Endymion de Paul-Antoine Bénos-Djian est torturé à souhait, son haute-contre porte et s’emporte à souhait. Distribution sans défaut disions-nous, très bien complétée par Zachary Wilder en Linfea, David Portillo (Pan), Dominic Sedgwick (un Mercure qu’on adore détester), Théo Imart (Satyre) et le Sylvain de José Coca Losa.
Cette production sera donnée dès le mois d’octobre 2025 à Rennes, puis à ANO en novembre, ainsi que Caen et le Théâtre des Champs-Elysées en mai 2026.