Après Rigoletto, Le Trouvère est ce soir le deuxième opéra de la « Trilogie populaire » de Verdi proposé pour une unique représentation par le festival d’Erl. Là encore, c’est une version de concert, mais mise en espace sur une bande d’un peu plus d’un mètre devant l’orchestre, où les chanteurs jouent leur rôle en vêtements contemporains. Certainement, beaucoup de spectateurs ont réservé pour les trois soirées, et l’on commence à percevoir cet esprit « festival » si particulier, notamment par les applaudissements qui saluent l’un ou l’autre des chanteurs des autres soirs quand ils gagnent leurs places pour écouter leurs collègues. Et bien sûr Jonas Kaufmann, directeur artistique du festival, omniprésent, n’est pas le moins applaudi. On a un peu l’impression d’une grande famille qui a plaisir à se retrouver.
Le Trouvère, pour paraphraser Toscanini, nécessite quatre voix sans faille et de très haute qualité. Pretty Yende a choisi le festival d’Erl pour ses débuts en Leonora. Port de reine, c’est en diva qu’elle fait son entrée suivie de sa camériste. La voix a encore gagné en velouté, et la technique parfaite permet à la cantatrice d’aborder ce rôle en toute sécurité. Que ce soit pour les notes détachées de la cabalette, pour les grandes envolées lyriques, pour les moments qui demandent des attaques franches ou au contraire plus de douceur, la voix est bien présente, à la fois posée et flexible sur toute la tessiture : une prise de rôle sans faute, une magnifique réussite. Avec une gestuelle raffinée, elle imprime également à son personnage une forte personnalité, qui font de Leonora non la malheureuse victime d’un implacable destin, mais une femme moderne luttant pour sa liberté et son bonheur qu’elle veut partager avec celui qu’elle aime.

Mattia Olivieri (le Comte de Luna), est également bien connu, notamment des Parisiens après ses interprétations d’Enrico à Bastille en 2023 et de Figaro du Barbier en juin 2025. Il a la voix idéale pour le Comte de Luna, qu’il a déjà interprété malgré sa jeune carrière : puissance et projection, aigus parfaits, physique idoine, il peut prétendre continuer une carrière prometteuse pour peu qu’il ne commette pas d’imprudence. Mais comme il le détaille dans l’excellente interview de Marie-Laure Machado en 2023, il a une bonne conscience des dangers et paraît bien armé pour y échapper. Que ce soit dans les duos ou ensembles, il assure avec perfection l’équilibre de sa voix avec celles de ses partenaires, et au niveau de son interprétation scénique, semble jouer « le méchant » avec délectation.
Le ténor sarde Piero Pretti (Manrico), également habitué de Paris Bastille, est un spécialiste du bel canto, qu’il a beaucoup pratiqué en Italie depuis 2006 avant de connaitre une carrière plus internationale. Aussi à l’aise en amoureux qu’en fils aimant, il a des élans de brusquerie et de tendresse parfaitement adaptés aux situations. La voix est souple et homogène, le timbre clair un peu âpre, l’émission et la ligne de chant idéales, les aigus fort brillants, le phrasé et la diction de grande qualité, et le style parfaitement adapté, avec de subtiles nuances : il fait notamment les deux notes de la fin de « Di quella pira », alors que tant d’autres n’en font qu’une.

Elizabeth DeShong (Azucena), qui chante souvent en France (notamment au festival d’Aix-en-Provence) et sera Ulrica en Janvier 2026 à l’Opéra Bastille, possède un large répertoire qui couvre aussi bien Britten que Rossini, Puccini, Bellini et même Meyerbeer, parmi d’autres. Elle a fait ses débuts en tant qu’Azucena la saison dernière à l’Opéra national de Stuttgart. Bien que présentée comme mezzo, elle a des rondeurs graves qui peuvent évoquer un contralto. De prime abord, nous qui sommes plus habitués pour ce rôle aux moyens démesurés de cantatrices comme Irina Arkhipova (Orange 1972), Olga Borodina ou Dolora Zajik, pouvons être un peu surpris par une sorcière beaucoup moins vindicative comme la personnifie Elizabeth DeShong. Mais ce que l’on perd en décibels, on le gagne en musicalité. Son interprétation tout en finesse est un régal, mais sa caractérisation du personnage n’est pas moindre, il n’est que de voir sur les dernières mesures son sourire narquois et satisfait à l’intention du Conte de Luna…
Les autres interprètes sont d’une qualité tout à fait en rapport, à commencer par Alexander Köpeczi, un Ferrando de luxe à tous points de vue, que ce soit qualité vocale, prestance ou interprétation d’un rôle souvent sacrifié. Nicole Chirka chante très joliment une Ines bien en place, élégante et distinguée sans vouloir paraître diva de remplacement. Et Josip Švagelj est un Ruiz bien chantant, discret tout en restant bien présent.
Ce deuxième volet de la trilogie populaire verdienne a été emporté avec une égale maestria par le chef Asher Fisch dirigeant l’orchestre et les chœurs du festival, toujours aussi excellents. En conclusion, d’autres voix actuelles peuvent paraître plus brillantes, mais on a applaudi ce soir un ensemble de chanteurs très musiciens, avec de fort belles voix, un sens parfait de l’interprétation théâtrale même en concert, et un équilibre parfait tant dans le domaine de la puissance que de la connivence musicale. Le résultat est une quasi-perfection, que la salle a saluée par une longue ovation debout.