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Lea Desandre et Thomas Dunford : « Nous jouons Vivaldi dans une écoute mutuelle, comme peut le faire un groupe de jazz »

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Actualité
28 novembre 2019
Lea Desandre et Thomas Dunford : « Nous jouons Vivaldi dans une écoute mutuelle, comme peut le faire un groupe de jazz »

Infos sur l’œuvre

Détails

Peu avant leur concert Salle Gaveau le 29 novembre, Lea Desandre et Thomas Dunford nous ont accordé un entretien sur la création de leur ensemble Jupiter et son tout récent premier disque.


Pourquoi avoir choisi Vivaldi pour votre premier disque ?

Thomas Dunford : Nous avions envie depuis longtemps d’enregistrer du Vivaldi car nous avions le désir d’aborder une musique qualifiée à notre époque comme « classique » dans un état d’esprit de musique de chambre, d’écoute et de spontanéité. Il s’agit surtout de montrer que c’est une musique moderne qui a un véritable impact émotionnel, nous la jouons dans une écoute mutuelle comme peut le faire un groupe de jazz. Cette musique passionnante propose une grande palette de couleurs et d’affects différents. C’est pourquoi nous avons choisi de la jouer de façon collégiale. Je suis le directeur artistique de l’ensemble, mais il n’y a pas de chef d’orchestre, tout comme à l’époque. Chacun a un rôle à jouer et c’est avant tout une collaboration au service de la musique : le violon peut donner le départ, nous n’hésitons pas ensuite à improviser les dynamiques. Les répétitions nous permettent d’établir des palettes de couleurs possibles. Cela suppose énormément d’écoute, d’implication des musiciens car chacun a une vision globale de l’œuvre. Ce système reste possible avec la dimension d’un orchestre baroque. Nous avons créé cet ensemble pour retrouver ce plaisir de jouer là, entre musiciens qui s’apprécient. Il y a une vraie différence dans le résultat musical entre réagir à la gestuelle du chef et jouer en s’écoutant les uns les autres. 

Lea Desandre : Vivaldi s’est imposé naturellement. Thomas en avait le désir depuis longtemps et pour ma part, je me suis sentie très proche de ce compositeur durant mes études à Venise où j’ai vécu durant deux années pour étudier auprès de Sara Mingardo. L’accès aux partitions de Vivaldi, si difficile habituellement, s’est avéré à ma portée grâce aux fondations et bibliothèques pleines de trésors de la Sérénissime. Nous avions même accès à des manuscrits au sein de notre conservatoire, quel luxe… Ce contact avec le compositeur, l’idée de marcher sur ses pas m’ont fascinée. J’ai visité les moindres palais ou églises dans lesquels nous avions trace de son passage et je m’imaginais, en période de carnaval, le croiser dans les ruelles et discuter avec lui… Venise est une ville qui regorge de trésors culturels et patrimoniaux uniques pour les artistes, il faut se battre pour sa préservation. Le défi technique de la vocalité de Vivaldi, comparable à un violon, m’a littéralement happée. Cette musique est d’une grande exigence ; longueur des lignes, agilités, variété des couleurs ou encore les sauts d’octaves. La vie fait bien les choses, Vivaldi nous a réunis naturellement dans cette aventure.

Comment avez-vous choisi ces morceaux ?

TD : Nous avons choisi les airs que nous préférions en pensant une trame dramatique, en passant par toutes sortes d’émotions. Les mathématiques harmoniques et rythmiques chez Vivaldi sont une mine d’or pour l’interprétation.

Pourquoi avoir choisi un rythme si allant pour « Veni, veni » de Juditha Triumphans?

TD : Quand je prends un tempo, je le fais en fonction du rythme harmonique, du rythme de la parole et du rythme de l’ornementation. C’est un concept important : il y a un débit rythmique juste à trouver afin que l’oreille suive facilement l’harmonie et le sens du texte.

LD : Comme le dit Thomas, nous nous sommes basés sur le rythme harmonique, le texte, la situation dramatique et la tonalité – le ré Majeur est source d’espoir.

Comment préparez-vous les effets et variations, aussi bien vocaux qu’orchestraux, d’un air comme « Gelido in ogni vena » de Farnace ?

TD : nous travaillons la mise en scène des airs. Les dynamiques suivent une harmonie. Sur le da capo, nous aimons contraster, soit en amplifiant l’affect initial soit en prenant son contrepied. Les variations peuvent être des coloratures, des diminutions de notes virtuoses, on peut aussi varier les couleurs et le ton. Le continuo nous permet aussi d’enrichir le paysage sonore. Dans cet air par exemple, Doug Balliett propose à Jean (Rondeau) de mettre l’accent sur les contretemps au da capo ce qui donne un effet terrible. On a tout de suite adhéré à cet effet dramatique. Il est important pour nous de tourner plusieurs concerts avant d’enregistrer afin de prendre le temps d’assimiler les œuvres et de les vivre. 

Etant tous les deux assez jeunes, quelle influence Cecilia Bartoli ou d’autres artistes de la Vivaldi Renaissance ont-ils eue sur vous ?

LD : Les enregistrements de Cecilia ont été fondateurs dans mon éducation musicale. C’est une artiste extraordinaire, source d’inspiration sous tous les angles. Aborder la musique de Vivaldi, c’est aussi lui rendre hommage puisqu’elle a été pionnière dans la redécouverte de sa musique vocale. Vous nous parliez précédemment des variations et effet des da capi, pour ma part je cherche à rester la plus neutre possible. C’est pourquoi je ne me suis mise à écouter toutes les versions et variations de mes prédécesseurs après avoir fixé les miennes. « Écouter » ne doit pas vouloir dire « copier » mais plutôt développer l’inventivité et nous obliger à aller chercher plus loin. Ma passion pour la musique se nourrit de ce que nous offrent des artistes comme Anne Sofie Von Otter, Véronique Gens, Maria Callas, Lorraine Hunt et bien d’autres.

TD : de mon côté, j’ai eu la chance de travailler avec une grande partie des ensembles baroques et de musiciens magnifiques tels que William Christie, Philippe Herreweghe, John Eliot Gardiner, Raphaël Pichon, Emmanuelle Haïm ou Trevor Pinnock. Chaque collaboration est un apprentissage pour moi, je me nourris des qualités musicales si belles et variées de ces musiciens exceptionnels. Les qualités importantes à trouver dans le travail musical sont d’être à la fois passionné tout en étant efficace. Il faut trouver le bon moyen de communiquer, faire preuve de psychologie, savoir gérer la motivation, trouver des images qui correspondent à l’intention musicale.

Lea, pouvez-vous nous parler de votre expérience au festival de Pentecôte de Salzbourg ?  

LD : Cela fait deux ans maintenant que j’ai la chance d’être invitée par Cecilia au festival de Pentecôte. J’en suis très honorée et je fus chamboulée lorsque je reçu sa première invitation. La première saison (2018) a été l’occasion de prendre mes marques à Salzbourg et y faire mes premières rencontres en douceur. Puis la saison 2019 a été digne d’un rêve puisque l’on m’a confié le rôle titre d’un sublime oratorio de Caldara La Morte d’Abel et invitée au Gala Farinelli and Friends. A l’occasion de ce Gala, j’ai pu chanter auprès de mes « idoles de jeunesse » (rire) : Sandrine Piau, Cecilia Bartoli, Vivica Genaux, Philippe Jaroussky, Christophe Dumaux, Patricia Petibon, Julie Fuchs, Ann Hallenberg … Il m’a fallu plusieurs jours pour réaliser ce que je vivais. Salzbourg tient maintenant une place chère dans mon cœur, dans laquelle je me sens presque chez moi puisque j’ai également eu la chance d’y passer les deux derniers étés pour des productions d’opéras et concerts.

Etait-ce gênant d’être la plus jeune ?

LD : On en vient vite à la question de légitimité car je sais que je suis jeune. Je travaille dur et je cherche à toujours être sincère dans mon rapport à la musique et aux êtres humains. Tout le monde a été doux et bienveillant avec moi, j’aime ces occasions qui nous permettent de rencontrer les artistes aux personnalités et sensibilités différentes. A Salzbourg, j’ai fait de belles rencontres, eu des conversations profondes et reçu de précieux conseils que je garderai avec moi jusqu’à la fin de ma vie. Arriver au sein d’un casting aussi impressionnant que celui-ci n’était pas rien. La plupart d’entre eux ont cette intelligence et générosité qui me permettent de me sentir à ma place, et ce n’est pas si désagréable d’être le « bébé-chanteur » du groupe….

TD : De mon coté ce n’est pas gênant, plutôt amusant car les collègues plus expérimentés sont souvent bienveillants et cela est merveilleux pour un jeune musicien de se retrouver avec des musiciens expérimentés.

Est-il facile de se faire une place parmi tous les ensembles baroques actuels ?

TD : Je ne crois pas qu’il y ait de place à prendre ou à se faire, chaque personne ou groupe peut exister avec sa différence et c’est ce qui fait la richesse de notre patrimoine. Je souhaite faire de la musique avec les personnes et la façon qui me tiennent à cœur. Nous avons créé cet ensemble pour satisfaire notre envie commune d’élévation avec la musique.

Qu’est-ce que la fréquentation d’autres répertoires baroques, notamment français, vous apporte pour le répertoire italien ?

LD : Tout nouveau compositeur abordé est un excellent exercice. On y trouve chez chacun de nouvelles clefs qui nourrissent toutes les musiques que l’on appréhendera plus tard. Ensuite il s’agit du style. Dans le répertoire français, j’y ai appris beaucoup sur le raffinement, la manière d’utiliser la voix comme une broderie ou de ne pas hésiter à l’enlaidir pour le besoin de la situation dramatique ou du texte. Le texte est au centre de toutes les pièces. C’est le pilier de mon travail. Ce n’est pas pour rien que j’ai souhaité qu’une diseuse comme Sara Mingardo me transmette. Je ne cherche pas à tout prix la perfection plastique de l’émission vocale, il faut parfois s’autoriser à être « sale », à oser les contrastes.

Comment avez-vous choisi le nom de l’ensemble ?

TD : j’aime tout type de musiques, y compris des plus tardives et contemporaines. Nous cherchions donc un nom qui parle à tous et pas connoté (ce n’était pas encore le sobriquet de notre président à l’époque), qui marche dans toutes les langues et qui soit facile à retenir. Etant féru d’astronomie et de mythologie depuis l’enfance, Jupiter s’est imposé. 

Quand on est mis en lumière si tôt dans sa carrière, comment fait-on pour ne pas aller trop vite ? Est-ce qu’il y a des rôles ou des compositeurs que vous vous interdisez pour le moment ?

LD : La clef pour moi est d’être bien entourée et de ne pas perde de vue mes deux objectifs : conserver ma passion pour la musique et un instrument sain. Je ne souhaite pas chanter cinq ou dix ans mais le plus longtemps possible. L’évolution du répertoire en douceur est donc nécessaire pour conserver un corps et un instrument souple et en bonne santé. Pour la santé de l’esprit et la curiosité il est aussi bon de ne pas brûler les étapes, de garder des plaisirs et de se laisser le temps d’aller jusqu’au bout de chaque expérience. J’ai par exemple préféré, l’an passé, faire mes débuts dans la Clemenza di Tito avec Annio. On m’avait proposé Sesto mais l’évolution naturelle de ma voix et l’entrée dans cette œuvre me semblait évidente ainsi. Pour l’instant je n’accepte pas des propositions comme Carmen ou Cenerentola mais j’envisage bien évidemment un jour, si ma voix évolue dans ce sens, de les mettre à mon répertoire. Je suis très attentive à la qualité que j’accorde à mon temps. Bien équilibrer mes passions et ma vie personnelle. La musique occupe une place très importante mais je ne veux pas tout lui sacrifier.

TD : je fonctionne avec mon instinct. Je suis content d’avoir abordé Bach en ayant eu le temps de mûrir. J’aime explorer différents territoires musicaux, de la renaissance, au baroque, au classique, au jazz, à la pop, aux musique orientales. Tous les styles musicaux me passionnent.

Quels sont vos futurs projets cette saison ?

TD : Mes prochains projets sont avec John Eliot Gardiner en Amérique de sud ; je vais diriger Venus et Adonis à Washington et New York puis l’Orfeo de Monteverdi en collaboration avec Emiliano Gonzalez-Toro à Toulouse ; la tournée des 40 ans des Arts Florissants en décembre ; deux récitals avec Jean Rondeau et Iestyn Davies au musée d’Orsay, un récital Bach à Palau de la musica et à Wigmore hall, des tournées de musique de chambre, avec des ensembles et des tournées Jupiter.

 LD : Je viens de débuter ma première Rosine, quel bonheur ! Viendront Les Huguenots à Genève ; Chérubin et Despina à Bordeaux puis des séries de concerts et récitals avec Jupiter, Les Arts Florissants ou encore Insula Orchestra.

Quels autres compositeurs aimeriez-vous explorer sur le même format ?

TD : Il y a un grand nombre de compositeurs que nous explorerons dans le futur : Couperin, Rameau, Charpentier, Destouches, Cavalli, Monteverdi, Haendel… J’ai une grande affinité pour Dowland et Purcell, j’aime la sincérité dans leur musique, la puissance qui transcende le formalisme. Nous donnerons des projets de musique de chambre ainsi que des opéras. Le prochain projet sera autour de madrigaux de Monteverdi avec Patrizia Ciofi notamment, avec une tournée et une sortie CD. Le prochain opéra en tant qu’invité sera en 2021 avec Opera Lafayette puis nous nous envolerons vers différents opéras avec Jupiter !

 

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